Implacable dissection des entrailles de l’Amérique et objet de fascination, cette série époustouflante située dans les bas-fonds de Baltimore demeure depuis 2002 un modèle d’audace narrative et de réalisme journalistique.
On n’a jamais vu meilleur début de série que celui de The Wire. Dans le ghetto de Baltimore, un soir d’hiver glacial comme un autre, les gyrophares éclairent en flashs rouges et bleus quelques visages marqués. Snot Boogie, un pauvre type d’à peine 20 ans, vient de se faire buter. Il n’a jamais voyagé plus loin que quatre rues dans sa vie. Il gît dans le ruisseau de son propre sang.
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A quelques mètres, un jeune homme raconte à un flic comment il avait l’habitude de croiser la victime tous les vendredis à l’occasion de parties de craps, un jeu de dés, avec ses potes. Dès qu’un peu d’argent était misé, Snot Boogie chopait les billets par terre et partait en courant. Chaque fois, il était rattrapé, puis tabassé. Chaque fois, il revenait le vendredi suivant. Le flic, que l’on apprendrait bientôt à appeler par son nom d’Irlando-Américain énervé, Jimmy McNulty, se tourne vers son voisin : “Si vous saviez qu’il allait essayer de voler l’argent, pourquoi le laisser jouer ?” L’autre, presque choqué, lui répond : “Obligé. On est en Amérique, mec.”
Diffusées le 2 juin 2002 sur HBO, ces deux minutes quarante-cinq secondes parfaites incarnent la provocation, la fureur politique essentielle mais aussi la cruauté de l’une des trois ou quatre séries les plus importantes. Celle qui, avec notamment Les Soprano et A la Maison Blanche apparues trois ans avant elle, a imposé une nouvelle dynamique des forces artistiques en présence au tournant du siècle.
Nul n’est censé ignorer ce chef-d’œuvre
Dans l’ordinaire culturel des années 2010, The Wire (Sur écoute en français) rime comme une évidence avec l’âge d’or du genre. Si tout le monde ne l’a pas vu, nul n’est censé ignorer ce chef-d’œuvre. Le moindre étudiant en sciences humaines ou en cinéma, n’importe quel amateur de séries qui se respecte, tout esprit libre essayant de donner du sens au chaos contemporain place dans ses références cette plongée d’une ampleur inégalée dans la chair de la pauvreté urbaine, celle des logements insalubres, des familles explosées, des deals en plein jour, de la violence quotidienne, du désespoir en actes. Un monde enfin sorti du désert de la non-représentation.
Pourtant, au début des années 2000, personne ou presque n’a l’intuition de son importance. Les crises d’angoisse post-Les Affranchis du mafieux Tony Soprano produisent leur effet, surtout aux Etats-Unis. Mais peu comprennent pourquoi un étrange objet narratif qui place flics et voyous à égalité dans la narration mérite un amour inconditionnel.
The Wire se permet une lenteur inconnue sur le petit écran, ses personnages peuvent répéter “fuck” plus de cinquante fois à la suite sans prononcer un autre mot (saison 1, épisode 4). Trop déstabilisant ? David Simon, son créateur, répète souvent que “personne ne regardait la série. Le public est venu deux ou trois ans après notre disparition de l’antenne, vers 2010. Les DVD ont commencé à s’écouler grâce au bouche à oreille”.
L’écriture novatrice de Homicide
Même peu vue, l’œuvre existe. Puissante, venue de loin. De la persévérance et de la hargne d’un journaliste à l’ancienne, biberonné aux grandes affaires sorties par le Washington Post. Employé au Baltimore Sun, David Simon se met en tête de passer l’année 1988 en immersion dans l’unité de police criminelle de sa ville. Décidé à fouiller le ventre de l’Amérique, il enchaîne filatures et nuits blanches, sonde méthodiquement les tragédies et drôleries absurdes de l’expérience humaine…
Dans la tradition du nouveau journalisme, son livre publié en 1991, Homicide – A Year on the Killing Streets (paru en français sous le titre Baltimore, en 2013, éd. Sonatine), contient des éléments romanesques exceptionnels, au point que la chaîne mainstream ABC l’adapte en série début 1993. Homicide durera sept saisons. Sous la direction de Tom Fontana, futur créateur de Oz, Simon participe à certaines d’entre elles. Il apprend sur le tas les rouages d’une écriture novatrice pour l’époque, mais dans les limites admises du cop show version années 1990 – si possible, un voyou termine sous les verrous à la fin de chaque épisode. “Ce n’était pas ma série mais je lui dois beaucoup”, a expliqué lucidement Simon.
“Une vision plus large de la réalité sociale et économique”
Sa nature de trentenaire politiquement acéré le pousse à mettre encore le nez là où l’Amérique dérape. Il laisse tomber Homicide et ses dollars, prend un congé sans solde du Baltimore Sun et décide, avec Ed Burns, ancien flic rencontré lors de son enquête précédente, de décortiquer la vie d’un bout de quartier où règne le trafic de drogue. Ensemble, ils deviennent les témoins d’une apocalypse. Cela donne The Corner, d’abord un livre sorti en 1997 (l’édition française en deux volumes date de 2011, chez Florent Massot) puis une minisérie impressionnante en six épisodes pour HBO, couronnée par un Emmy Award en 2000. L’ADN de The Wire est en place.
“Homicide et The Corner ont fourni une partie de notre matière de base, confirme l’intéressé. Après la diffusion de la minisérie, l’une des dirigeantes de HBO, Carolyn Strauss, m’a demandé si j’avais quelque chose d’autre en magasin. Homicide parlait des flics, The Corner évoquait un microcosme spécifique hanté par l’addiction. Mais l’idée de la ‘guerre contre la drogue’, qui inspirait les réponses politiques à ce problème majeur, n’était pas saisie dans toute sa complexité. Une vision plus large de la réalité sociale et économique me manquait. J’ai réfléchi à une fiction qui montrerait l’échec de cette ‘guerre’. C’est ainsi que The Wire est née.”
“Une Amérique en guerre contre elle-même, à tous les niveaux” David Simon
Simon arrête net le journalisme. Dans un document d’une soixantaine de pages envoyé à HBO, il ne cache pas l’ambition de son projet. “A la fin de la première saison, la récompense pour le spectateur alléché par une série policière bien construite ne sera pas la simple gratification d’entendre des menottes faire clic. La conclusion ressemblera plutôt à ce qu’Euripide ou Eugene O’Neill auraient pu apprécier. Elle montrera une Amérique en guerre contre elle-même, à tous les niveaux.”
Les mots sont forts, les références écrasantes (Simon avouera plus tard, amusé, qu’un ami showrunner lui avait conseillé de “toujours citer Euripide dans une note d’intention”). The Wire s’apprête pourtant à en être digne. Regarder les cinq saisons et les soixante épisodes de la série ressemble à une expérience totale. A la radiographie minutieuse d’un pays s’ajoute un sens du récit époustouflant, capable de tirer le meilleur parti du médium selon une logique d’étirement radicale.
Un sens de la communauté peu ordinaire
“Tous les gestes comptent dans The Wire, tout est justifié, précise Simon. On m’a parfois accusé d’être lent, moi je le revendique.” Parfois, un détail abordé au détour d’une scène a priori anodine prend tout son sens cinq, six ou sept épisodes plus tard. Les enquêtes besogneuses de flics enterrés dans un bureau où ils tentent d’intercepter les conversations des barons locaux de la drogue n’en finissent plus.
De Stringer Bell à Omar, en passant par Bunk ou Bubbles, le destin des personnages se joue sur le long cours, offrant la sensation que le monde qui envahit l’écran, si différent de celui que connaissent la plupart de ses spectateurs, avance au même rythme que le leur. Un sens de la communauté peu ordinaire en découle.
The Wire ignore les ressorts du soap
Il arrive aussi que la série se donne pour mission de détruire la séduction qu’elle a été capable de créer. Présent dans la saison inaugurale, l’acteur Michael B. Jordan (vu ensuite dans Friday Night Lights puis Creed) n’a pas l’occasion de s’accrocher longtemps à Wallace, son personnage de jeune dealer charismatique : “Quand j’ai reçu le scénario de l’épisode 12, David Simon m’a prévenu : ‘Ecoute, Mike, on t’aime, tout le monde t’aime. C’est un peu pour ça qu’on doit te tuer.”
Ainsi naît une philosophie à rebours de soixante ans d’histoire de la télé. The Wire ignore les ressorts du soap, planifiant chaque saison comme un bloc cohérent mais aussi comme la partie d’un tout. C’est le fond marxiste de David Simon.
Après une première salve d’épisodes dans le ghetto, la saison suivante se structure à la surprise générale autour d’une enquête dans le milieu des ouvriers dockers, en majorité blancs, avant que la troisième ne revienne aux affrontements entre gangs, tout en introduisant des éléments politiques. La quatrième saison, elle, se penche sur l’éducation. La dernière s’intéresse à la presse et à l’information.
Simon est du genre méthodique, il embrasse à la fois la carte et le territoire. Il connaît bien les films de Frederick Wiseman, documentariste essentiel qui inspecte une par une les institutions américaines depuis près de quarante ans – en 1997 était sorti Public Housing, un exemplaire grand frère pour The Wire.
“Pour l’écriture, j’étais entouré de types brillants” David Simon
Pour expliquer ce miracle permanent, à peine atténué par une dernière année un peu trop didactique (due peut-être à la trop grande proximité de David Simon, ex-journaliste, avec son sujet ?), il faut porter le regard vers l’équipe d’écriture, capable de transformer une montagne de faits réels en matière fictionnelle brûlante.
L’écrivain George Pelecanos, grand auteur de polar, a été l’une des voix majeures de The Wire, aux côtés de Richard Price et Dennis Lehane. “J’ai voulu embaucher des gens qui n’écrivaient pas pour la télévision, éclaire David Simon. Avec de bons scénaristes télé, on aurait obtenu une bonne série télé. The Wire était une série, mais différente. Je voulais que les mecs réfléchissent à une autre échelle que celle de l’épisode qu’ils écrivaient. Personne n’était potentiellement meilleur pour cela que des écrivains. George Pelecanos a accepté de venir, il a appelé Richard Price… J’étais entouré de types brillants qui voulaient fabriquer une série cohérente, mais ils étaient aussi en compétition les uns avec les autres…”
A notre connaissance, les joutes verbales probablement mémorables de la salle d’écriture boostées à l’ego de The Wire n’ont pas été enregistrées. On connaît en revanche certains détails des conversations répétées entre David Simon et le diffuseur de la série. Chaque année, HBO rechignait à la renouveler pour cause d’audiences minuscules.
Fabriquer des utopies
En fin de troisième saison, une décision a même été prise… puis annulée. “Je me souviens d’un échange avec Carolyn Strauss devant les chiffres de la première saison, raconte Simon. Je lui dis : ‘C’est pas terrible, hein ?’ Elle répond : ‘Oh, c’est un petit chiffre tout mignon.’ Je l’ai toujours aimée pour ça. Quand les patrons de la chaîne sont venus me voir après la saison 3 en expliquant qu’il était peut-être temps d’arrêter car j’avais bouclé le récit autour d’Avon Barksdale et obtenu de très bonnes critiques, je les ai bombardés de mémos et de lettres, jusqu’à ce qu’ils me laissent terminer The Wire comme je l’entendais.” L’histoire retiendra que la persévérance paie.
La quatrième saison dans le milieu scolaire, inspirée de l’expérience d’Ed Burns en tant que prof, reste sans doute la meilleure. La troisième fascine elle aussi, avec l’invention de “Hamsterdam”, cette zone où la drogue devient légale, montrant la capacité de la série à fabriquer des utopies, même amères.
Une sensation d’intense vérité
On peut aimer The Wire en morceaux, choisir d’en retenir un visage, celui du furtif et ténébreux gangster gay Omar Little, personnage préféré du président Obama – qui a tout de même précisé : “Cela ne veut pas dire que je soutiens ce qu’il fait !” La tueuse Snoop trône aussi en bonne place dans la liste des mythes venus de la rue façonnés par Simon et sa bande, l’actrice Felicia Pearson (malheureusement repassée par la case prison depuis) jouant son propre rôle.
The Wire est à dévorer dans tous les sens. De ce monument sans véritable descendance possible s’échappe une sensation d’intense vérité. C’est ce que raconte l’acteur Michael B. Jordan. “Des addicts au crack sont venus me voir sur le plateau. J’avais des faux billets, un échange a commencé. Je croyais qu’ils appartenaient à l’équipe de tournage mais les types de la sécurité sont intervenus et ont tout arrêté. J’ai halluciné : ‘Oh merde, des vrais drogués ! Désolé les mecs, je suis pas vraiment dealer !’”
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