L’auteur de BD canadien passe avec une facilité déconcertante de ses romans graphiques très personnels à son travail de scénariste pour les plus grands éditeurs de comics.
Deux auteurs de bande dessinée se débattent en Jeff Lemire. L’un gagne sa vie en enchaînant des scénarios pour les plus grandes franchises de comics américaines – Green Arrow, X-Men… – édités par les géants DC Comics et Marvel. L’autre est auteur et dessinateur de romans graphiques où les héros n’ont pas de superpouvoirs mais sont à un tournant de leur vie, en proie au doute, à des souvenirs qui les hantent.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Secrets de famille
Dans Essex County, son premier succès paru en 2009, Lemire croise ainsi les destinées d’un jeune orphelin recueilli par son oncle, d’un pompiste marginal, de deux frères rivaux et d’une infirmière qui détient les clés de l’histoire. Un récit bouleversant, construit autour de secrets de famille, mais également d’inspiration autobiographique : Jeff Lemire, né en 1976, est lui aussi originaire d’Essex County dans l’Ontario.
“Mais pas orphelin !, précise-t-il. Des champs, un paysage très plat… C’était paumé, il n’y avait pas grand monde aux alentours. Comme Lester dans Essex County, je m’occupais tout seul, j’utilisais mon imagination, je me racontais des histoires. Il n’y avait pas beaucoup d’autres enfants. Personne n’était artiste dans ma famille, tout le monde était fermier et je ne me sentais pas vraiment à ma place”, se souvient-il. Les comics achetés dans la station-service la plus proche l’aident à passer le temps – il devra attendre d’être étudiant à Toronto pour découvrir la BD européenne avec laquelle il s’est tout de suite senti des affinités.
Un jeune garçon mi-humain mi-animal
La famille, les relations père-fils, l’enfance sont des thèmes très présents chez Jeff Lemire, dès son premier roman graphique, Lost Dogs (2005). Dans Jack Joseph, soudeur sous-marin (2012), un homme sur le point de devenir père ne cesse de penser au sien, disparu en mer quand il était enfant. Dans sa magnifique série postapocalyptique Sweet Tooth, un jeune garçon mi-humain mi-animal est en proie à de terribles dangers après la mort de son père auquel il ne cesse de se référer.
Les relations familiales hantent même ses récits de superhéros – dans Animal Man, le père est dépassé par sa fille qui possède des pouvoirs supérieurs aux siens ; dans Green Arrow, le héros découvre une face cachée du passé son père. “J’ai eu un fils il y a sept ans. Les peurs que je ressens en le voyant grandir sont retranscrites via des métaphores dans mes récits”, explique Lemire.
Un trait expressif et relâché
Que ses BD soient de veine intimiste ou situées dans un univers de science-fiction, comme Trillium (2014), il met en scène des gens ordinaires avec leur solitude, leurs déceptions, leurs failles. Des loners, des taiseux. “Ma famille et mon entourage n’exprimaient pas beaucoup leurs sentiments. A la télé ou au cinéma, tout le monde parle beaucoup et a toujours un truc marrant à dire. Mais dans la vraie vie, il y a beaucoup de pauses, de silences, de maladresses. J’essaie de restituer ça de façon réaliste.”
Sa narration privilégie en effet ellipses et flash-backs. Il laisse toujours une part de doutes, de non-dits. Le dessin est expressif et relâché, le rythme des récits est contemplatif, cinématographique. Lemire, qui a fait des études de cinéma, confirme : “Ce qui m’intéressait à l’école, à part l’écriture, c’était composer des plans, inventer des cadrages. Ça m’est resté en dessinant. Mais mes réalisateurs préférés, comme Kubrick ou Wenders, influencent aussi la façon dont je compose une scène.”
“Travailler pour DC Comics me permet de prendre des risques dans mon propre travail”
Jeff Lemire sait parfaitement insuffler ce qu’il faut de tension à ses récits pour les rendre palpitants. Il mêle détails réalistes et scènes fantastiques, amplifiant le suspens. Une maîtrise du storytelling que Marvel et DC ont vite flairée. “J’ai grandi en lisant des comics, donc quand DC m’a proposé de travailler pour eux après Essex County, je me suis dit que ça serait marrant.“
”J’ai fait un essai, ça m’a plu, et comme ça ne m’a pas pris énormément de temps sur mon propre travail, j’ai continué. Maintenant, je fais les scénarios des X-Men ! (rires). Passer des comics à mes propres romans graphiques, ça me change les idées, ça renouvelle mon énergie. Et c’est très libérateur. Ça me permet de prendre des risques avec mon propre travail, qui du coup n’a pas besoin d’être financièrement rentable.”
Descender, son nouvel album personnel, dessiné avec justesse par Dustin Nguyen, vient tout juste de sortir. Les droits de cette histoire attachante d’un petit droïde balloté dans un monde traumatisé par une guerre avec les robots ont déjà été achetés par Sony Pictures. Essex County va être adapté en série par la chaîne canadienne CBC.
A l’automne paraîtra Roughneck, son nouveau roman graphique où un ancien hockeyeur d’origine indienne va devoir renouer avec sa sœur et ses racines. Jeff Lemire auteur intimiste semble sur le point de l’emporter sur le scénariste de comics.
Sweet Tooth tome 1 (Urban Comics) 296 pages, 22,50 €
Descender tome 1 (Urban Comics), avec Dustin Nguyen, 152 pages, 10 €
{"type":"Banniere-Basse"}