Dans un essai au titre provocateur, Pour un suicide des intellectuels, le jeune philosophe de 28 ans Manuel Cervera-Marzal milite pour la disparition de cette catégorie sociale séparée du reste de la population. Rencontre et portrait.
On pourrait spontanément indexer à l’inconscience de la jeunesse le geste consistant à pousser une profession à s’autodétruire. Comme l’indice d’une provocation propre à l’immaturité de l’âge tendre. Pourtant, en invitant les intellectuels à se « suicider », le philosophe Manuel Cervera-Marzal, 28 ans, signe le contraire d’un manifeste pulsionnel et irréfléchi. Sous l’arrogance apparente de son appel, vibre au contraire une vraie maturité intellectuelle, dont les années post-Bac ont permis l’éclosion. Dans son nouveau livre, Pour un suicide des intellectuels, édité dans la collection que dirigent chez Textuel Philippe Corcuff et Lilian Mathieu, Manuel Cervera-Marzal lance un pavé révolté dans la mare du marché des idées, qui n’a pas d’autre vocation que celle de mieux faire circuler les ressources intellectuelles et de transformer nos démocraties usées.
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« Démocratiser la catégorie d’intellectuel »
Construire un récit alternatif face au climat politique nauséabond du moment, lancer une contre-offensive intellectuelle et politique face à la réaction conservatrice : ces aspirations, dont on mesure confusément aujourd’hui l’urgence disséminée dans les grandes largeurs de l’espace intellectuel, traversent l’essai de ce jeune penseur, aussi poli et bien élevé dans l’exposition de sa personne que rebelle et libertaire dans l’expression de ses idées.
En quoi le suicide des intellectuels serait-il une voie de transformation sociale ? Au nom de la volonté politique d’une « redistribution radicalement démocratique des tâches de réflexion et des savoirs » ! Au fond, précise-t-il, « en appeler au suicide collectif des intellectuels n’est qu’une façon ironique de plaider pour une diffusion massive de cette profession ». Fidèle à la pensée du philosophe Jacques Rancière, qui a toujours défendu l’égalité des intelligences (cf Le Maître ignorant), Manuel Cervera-Marzal estime indispensable de « démocratiser la catégorie d’intellectuel » : « Comme le suggérait Rancière, il faut faire comme si on était tous également compétents ».
Les intellectuels doivent « poser les bases d’un suicide collectif »
Conscient du risque d’un malentendu sur son texte, le jeune auteur insiste sur l’idée qui l’a guidé : « Ma proposition de suicide collectif est à l’extrême opposé des discours anti-intellectualistes disponibles sur le marché intellectuel ». Se faire le fossoyeur de sa propre caste, ce n’est pas « dénigrer de façon anti-intellectualiste les fonctions critiques et imaginatives de l’intelligence humaine ». Au contraire. C’est simplement appeler à en reconfigurer les frontières, à en déplacer les enjeux, à ouvrir ses horizons.
« La vie des idées s’introduit souvent dans des lieux insoupçonnés ; elle navigue au ras du sol, au comptoir de café, dans le salon de coiffure, le dîner de famille, la pause clope, l’engueulade fraternelle, les confidences de bureau », suggère-t-il. C’est pourquoi la tâche centrale des intellectuels est selon lui de « poser les bases d’un suicide collectif, au sens où ils devraient œuvrer à leur disparition en tant que catégorie sociale séparée du reste de la population ».
« Accompagner théoriquement les tâtonnements des luttes »
Ce qu’il défend, c’est cette « intellectualité démocratique, dialogique et coopérative », déjà définie par Philippe Corcuff. Le modèle de l’intellectuel devrait ressembler à « l’intellectuel apatride », traversé par quelques vertus essentielles comme « la curiosité, la sérendipité, l’interdisciplinarité et l’éclectisme ». Un type d’intellectuel qui s’efforce « d’accompagner théoriquement les tâtonnements des luttes vers des espaces de convergences ».
Si l’auteur s’attache autant aux causes communes qui rassemblent chercheurs et militants, étudiants et salariés, professeurs et chômeurs…, c’est que lui-même navigue entre deux espaces de créativité depuis des années : l’écriture et le militantisme. Parallèlement à la publication de ses livres – Désobéir en démocratie, La pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King, Gandhi, politique de la non-violence… – et de sa thèse, soutenue en 2014, Manuel a milité au NPA, au début des années 2010. Même s’il se dit aujourd’hui « un peu épuisé » par l’expérience militante.
« De Jésus à Marx, Bakounine et Proudhon »
Libertaire revendiqué, il revient pourtant de loin ! Après son bac en poche en 2005, et son diplôme de Sciences Po en 2010, sa trajectoire politique s’est déployée au rythme de sa radicalisation progressive, notamment à Paris VII-Diderot où il découvrit l’enseignement de philosophes comme Miguel Abensour ou Etienne Tassin. Issu d’une famille de droite catholique, il reconnait avoir voté pour Bayrou en 2007 ! C’est grâce à la lecture décisive de Jacques Ellul (Anarchie et christianisme, Le système technicien…) que, dit-il, ses « barrières sont tombées » et que la découverte de l’anarchisme chrétien lui a ouvert de nouveaux horizons. Ancien scout – expérience qui lui a donné « le goût du collectif et de la fraternité » -, il reconnaît être « passé de Jésus à Marx, Bakounine et Proudhon » : « J’ai compris à 20 ans que le message du Christ était marxiste ».
S’il est devenu agnostique, il semble toujours en quête d’un principe d’espérance, moins christique que démocratique. Ce qu’il dénonce dans son essai tient aussi à cette perception d’un manque d’engagement des penseurs contemporains, d’une prise de responsabilité insuffisante. « Penser le rôle des intellectuels, selon la définition élargie que j’en donne, cela me semble aujourd’hui une nécessité », confie-t-il. « De quel côté sommes-nous ? Quel équilibre faut-il trouver entre engagement et distanciation ? Comment ne pas parler au nom des autres ? Comment ne pas rester muet face aux oppressions ? »
Dresser des ponts entre les sciences sociales et les univers militants
S’il mesure le risque relatif qu’il prend à écrire autant d’essais à son âge, eu égard aux critères d’appréciation du monde universitaire académique, toujours suspicieux devant un trop plein d’exposition de soi, il revendique surtout son envie de participer à la conversation publique. « Trop engagé » pour les uns, « trop essayiste » pour les autres, il s’accommode des reproches qu’on lui fait, en ne se décourageant de rien, surtout pas de son envie de saisir ce qui dans son actualité lui donne encore envie de changer la politique et d’œuvrer à des politiques d’émancipation.
L’expérience de Podemos en Espagne lui inspire en ce moment un prochain texte. Une autre envie, plus sourde, le taraude, guidé par ses lectures de Didier Eribon et Annie Ernaux : chercher à comprendre, dans un retour sur soi et une sorte de reconstruction généalogique, comment il s’est émancipé de son cadre familial et culturel conservateur pour devenir ce qu’il est. Un libertaire luttant pour dresser des ponts entre les sciences sociales et les univers militants, pour défendre une Université plus engagée et un travail intellectuel plus collectif. Le suicide des intellectuels auquel il aspire n’est que l’autre nom de la vitalité de tous ceux qui, à parts égales, avec toutes les énergies possibles, participent à l’élaboration d’un contre-récit politique. Suicidez-vous, le peuple est vivant.
Pour un suicide des intellectuels, de Manuel Cervera-Marzal, éd. textuel, 140 p., 13 €
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