Deux mots clé résument la brutalité de notre époque : l’expulsion et l’extractivisme. Un essai de la sociologue Saski Sassen et une enquête de la journaliste Anna Bednik analysent les effets néfastes de la quête de profit sans contraintes et de l’indifférence à l’égard de l’environnement.
Dégager, évacuer, déloger, extirper, déraciner, arracher… Pourquoi la petite musique obsédante de ces mots nous est-elle si familière ? « Bouge de là », chantait Mc Solaar en 1991, comme s’il avait prophétisé en douce un paysage civilisationnel inédit, traversé par l’obligation de dégager, de fuir, mais aussi d’enfouir ses rêves. Si les rêves se sont enfouis, c’est la terre qu’on creuse et qu’on évide. C’est cela notre époque : le temps de l’expulsion et de l’extraction, des hommes qu’on chasse et de la nature qu’on épuise.
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Deux mots résument donc le visage de cette brutalité propre à notre moment commun : « l’expulsion » et « l’extractivisme », comme en témoignent deux nouveaux livres importants et complémentaires par leurs regards respectifs sur le monde contemporain : Expulsions, par la sociologue américaine Saskia Sassen, et Extractivisme, par la journaliste et militante Anna Bednik. « Nous pouvons caractériser le rapport du capitalisme avancé au capitalisme de la période en cours comme étant marqué par l’extraction et la destruction », écrit précisément Saskia Sassen.
Le goût de la prédation et de la destruction
Si l’un et l’autre livre se distinguent par leur objet de recherche et par la manière d’avancer dans leur enquête (plus théorique chez Sassen, plus journalistique chez Bednik), ils éclairent au fond tous les deux le même esprit du temps dominé par le goût de la prédation et de la destruction.
Comme le souligne Saskia Sassen dans son essai, qui succède à celui sur les villes mondiales, La globalisation, une sociologie (2009), « des expulsions sont en cours » partout dans le monde. Sous diverses formes, sur des terrains dispersés, selon des intensités variables, mais toujours guidées par un même principe : évacuer, par la force, d’un espace dominant tous ceux qui, dans ses marges, ne peuvent s’y intégrer. Parce qu’ils sont trop fragiles, trop pauvres, trop subversifs.
Des habitants de villages et petits exploitants agricoles sont chassés de leurs terres afin de permettre le développement des plantations de palmiers ; des fonctionnaires grecs sont chassés de leur emploi pour répondre aux exigences de la troïka ; des millions de petits fermiers dans les pays pauvres sont évacués vers des bidonvilles en raison de l’acquisition de leurs terres par des investisseurs ou des gouvernements ; des personnes sont déplacées et entassées dans des camps de réfugiés à cause de crises politiques ; des groupes de minorités sont entassés dans des prisons ou des ghettos… « Alors que la vaste majorité de personnes déplacées sur le globe continuent d’être expulsées de force de leurs foyers en raison de conflits politiques, le nombre de celles qui le sont en raison des dévastations de l’environnement ne cessent d’augmenter », précise l’auteur.
Violence sociale et spatiale
La cartographie de l’expulsion accueille aujourd’hui des dizaines de modalités et visages possibles. C’est ce que Saskia Sassen tente de saisir en cherchant à conceptualiser ce geste politique et à décrire cette violence sociale et spatiale. L’émergence de cette « nouvelle logique d’expulsion », procède selon elle d’un double mouvement, perceptible partout sur la planète : « une recherche de profit sans contraintes et une indifférence à l’égard de l’environnement ». Le système de l’expulsion repose sur trois obsessions qui s’appliquent à autant d’espaces et d’individus : l’expulsion des gens, des économies et des espaces vivants. C’est par l’accumulation des effets de nombreux mondes professionnels distincts (monde de la fracturation hydraulique, monde de la finance, monde de la sous-traitance…) que l’expulsion devient le mot clé de notre époque et en concentre le pire visage.
Pour Saskia Sassen, cette dynamique d’exclusion socio-économique a commencé à se déployer dans les années 1980, succédant à une longue dynamique historique centrée sur la volonté d’intégration des individus, après la seconde guerre mondiale. « Le monde, après la seconde guerre mondiale, était animé par une logique d’inclusion, par des efforts concertés pour faciliter l’intégration des pauvres et des marginalisés dans le courant dominant de l’économie et de la politique », avance-t-elle. « Ces postulats keynésiens et égalitaristes se sont effondrés à la fin du siècle ».
Accaparer des terres en expulsant leurs habitants
Pour la sociologue, la création de « villes-globales » en tant qu’espaces stratégiques pour des fonctions économiques avancées a joué dans ce déplacement d’une logique inclusive à une logique d’exclusion ; autant que l’ascendant pris par la finance dans le réseau de ces villes globales.
A ce diagnostic éclairant d’un système nouveau d’expulsion, la journaliste française Anna Bednik apporte un complément d’analyse avec sa très belle enquête sur « l’extractivisme », terme qui « caractérise aujourd’hui un stade superlatif, obsessionnel, addictif, voire idéologique, de l’activité d’extraction ». Travaillant depuis des années sur ce sujet, au fil de ses nombreux reportages en Amérique du sud notamment, elle a rassemblé dans son livre toutes ses informations pour définir clairement une notion, apparue dès le début des années 2000 au Brésil, et popularisée depuis dans les réseaux militants (Naomi Klein utilise souvent le mot dans son dernier livre Tout peut changer).
L’extractivisme, démontre-t-elle parfaitement, est le « nom commun des multiples facettes de l’entreprise de prédation et de destruction » que l’on observe dans le monde entier, sous différentes configurations. La journaliste mesure l’intensification de l’exploitation massive de la nature aujourd’hui. En cela, elle fait écho à la thèse de Saskia Sassen, en rappelant que des entreprises et les pouvoirs publics n’hésitent pas aujourd’hui à sacrifier de vastes territoires, à détruire l’environnement, à accaparer des terres en expulsant leurs habitants. La quête sans fin des « ressources naturelles » qui s’épuisent, repousse toujours plus loin les limites géographiques et technologiques de cette exploitation.
L’extractivisme n’a pas de limite
Si pour certains mouvements de résistance (qu’elle décrit au plus près), l’extractivisme renvoie exclusivement à l’extraction à outrance des ressources naturelles non renouvelables – minerais et hydrocarbures -, d’autres l’emploient également en référence à d’autres types de projets économiques : les grands projets hydroélectriques qui privent d’eau ou au contraire inondent des terres fertiles et anéantissent la biodiversité ; l’agriculture industrielle ; les monocultures forestières qui dépouillent les sols de leurs nutriments, les exposent à l’érosion et les détruisent ; la pêche intensive qui vide les océans ; l’accaparement de l’eau etc… L’extractivisme n’a pas de limite pourvu qu’il serve les intérêts financiers de ses promoteurs inconscients et immoraux, indifférents aux enjeux humains, de biodiversité, de sauvegarde du système Terre.
Autant dire que la logique sociale et économique qui conditionne le principe de l’expulsion et celui de l’extractivisme se fonde sur une seule et même règle : celle de la cupidité des hommes indifférents aux effets de leurs pulsions destructrices.
Expulsions, brutalité et complexité dans l’économie globale, de Saskia Sassen, éd. Gallimard, traduit de l’anglais par Pierre Guglielmina, 25€
Extractivisme, exploitation industrielle de la nature : logiques, conséquences, résistances, de Anna Bednik, éd. Le passager clandestin, 18€
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