En offrant un deuxième volet à son cycle romanesque sur les ghettos français, Charles Robinson sublime la langue des quartiers et continue d’écrire la mythologie des cités urbaines. Magistral.
“Les flammes du mal ont frappé la té-ci/Le temps des mots terminé, prier c’est grillé/Là-haut ça répond pas, donc on s’allie au diable.” En 1997, sur la BO du film culte Ma 6-T va crack-er, le rappeur Passi met en mots la fièvre faustienne des banlieues hexagonales. En plein âge d’or du rap français, deux ans après la sortie de La Haine de Mathieu Kassovitz, l’histoire des “quartiers” s’écrit à coups de lyrics tranchants, d’albums immortels et de films furieux. La cité n’est plus seulement une zone géographique périurbaine et bétonnée, elle devient le territoire d’une mythologie contemporaine avec ses légendes, ses héros, son langage.
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Dans l’œuvre de Charles Robinson, la cité revient comme un motif obsessionnel. Dans son premier roman Génie du proxénétisme (Seuil, 2008), le terme sert à nommer un bordel géant conçu pour redynamiser une région sinistrée. Trois ans plus tard, on le retrouve dans le titre de son deuxième roman Dans les cités (Seuil, 2011), premier volet d’une “Comédie humaine du ghetto”dont Fabrication de la guerre civile est le second chapitre compact et bouillonnant.
Terrain délaissé par les pouvoirs publics
En tout, 1 164 pages de plongée vertigineuse dans les méandres des Pigeonniers, bloc HLM d’inspiration Le Corbusier, dédale urbain fictif coincé dans le fond d’une banlieue parisienne mal desservie. A l’auteur ici d’investir le terrain délaissé par les pouvoirs publics, à la littérature de faire résonner le grondement de ce “Disneyland après la Bombe”. Là où MC Solaar nous invitait à “venir dans les quartiers voir le paradis”, Robinson, lui, jette de l’huile sur les braises d’un “enfer encore en travaux”. Comme disait Passi : “Bienvenue dans les cités où la police ne va plus”.
Les Pigeonniers : trois cent vingt-deux appartements, cinq bâtiments, trois cours intérieures, deux corridors, cinq porches et un donjon de quatorze étages qui surplombe ce “labyrinthe d’hommes, de femmes, d’histoires, de fantasmes, de pulsions et de raisons de pleurer”. Sortie de terre après guerre, construite à la va-vite, la cathédrale de béton est condamnée. Le conseil municipal a voté la destruction des bâtiments et s’est engagé à reloger les habitants. Sur ces blocs en sursis, Charles-le-narrateur esquisse sa “carte des tempêtes” et s’interroge : “Difficile de savoir si je me sens anthropologue, archéologue face aux ruines d’une civilisation, ingénieur cherchant ce qui pourrait être réparé, simple voyeur.”
Héros/jouets d’une tragédie urbaine
Charles-l’auteur, lui, est un guide. Ses mots fouillent les caves anxiogènes, poussent les portes des deux-pièces-cuisine et rendent l’odeur de sueur, de rage et de peur des vestiaires du gymnase. La littérature cartographie le territoire mais elle raconte surtout les centaines d’intrigues, les dizaines de destins, la foule de personnages qui grouillent face à l’horizon d’asphalte.
Vase presque clos, la cité sert de laboratoire à une fiction infinie. Les habitants des tours sont les héros/jouets d’une tragédie urbaine dont l’auteur tire les ficelles en divinité omnisciente, lucide et cruelle. Aux Pigeonniers, il y a le tendre GTA, la fugueuse Bégum, l’inquiétant Bambi, l’invisible Mong Mong. Plus loin, on trouve aussi le hâbleur M, Budda le puncheur et Saï le sadique. Chassé-croisé d’électrons hallucinés.
Ciment du territoire
Le quartier a ses propres classes sociales : “les zombis, les fauves et les caïds”. Hiérarchie de zoo. La Cité fabrique ses “furieux sacrés”. Il y a les autres aussi : Godzilla est responsable du site pour le bailleur, tandis qu’Angela est chargée de gérer le relogement par la mairie. Gontrand se fait taper dessus et les ingénieurs, les élus et les architectes discutent urbanisme et coût de la main d’œuvre. La courtoisie/langue de bois des seconds souligne la brutalité des premiers. Relations tumultueuses et dialogue impossible. Car au pied des tours, on ne parle pas tout à fait la même langue qu’ailleurs.
Cette langue, c’est le ciment du territoire. Le dernier (le seul ?) espace de liberté et de poésie. “Si tu reçois un chargeur, dans les cités, ékout mon konsey : garde la dernière balle pour twa” ; “Labo T de lek ZiZtenZ” ; “A GUD SCHMITT IZ A DÈD SCHMITT” : elle s’étale en tag sur les murs des bâtiments, pulse sur les ondes de Radio Buzz et envahit les bouches des marmots en âge de jacter. Argot de rue, verlan brut, franglais approximatif et patois métissé : le langage ici s’affranchit des contraintes, des règles et des structures. Il n’est qu’énergie, rythme et sonorité.
Homère de l’asphalte, Charles Robinson s’approprie ce dialecte indocile et sublime l’audace de cette voix qui mystifie les tensions immémoriales – “viol, traîtrises, vengeance” – et ouvre le nouveau chapitre de notre mythologie contemporaine. “A deux millénaires près, nous serions dans la Bible. Vous nous adoreriez.” Il n’est jamais trop tard.
Fabrication de la guerre civile (Seuil), 636 pages, 24 €
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