Le cinéaste le plus secret de la Nouvelle Vague a disparu le 29 janvier. Immersion dans son univers de jeux et d’énigmes.
C’était une sorte de rite chez les critiques de cinéma de la fin des années 1990. Au hasard des entrées et des sorties de projections de presse, la plupart groupées autour de la place de l’Etoile, on cherchait à apercevoir, plusieurs fois par semaine, à l’heure du déjeuner ou du dîner, Jacques Rivette toujours seul, attablé derrière la vitre d’un modeste self-service de l’avenue de Wagram (le Monte Carlo), picorant hâtivement un plateau frugal.
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Il venait probablement de voir plusieurs films sur les Champs et il allait poursuivre son marathon après cette brève halte nutritive. Car malgré l’âge, malgré son activité soutenue de cinéaste, l’ancien critique des Cahiers était resté un spectateur compulsif, qui ambitionnait de voir tous les films. Car tous les films lui étaient utiles à penser le cinéma.
A l’époque (printemps 1998), un entretien mémorable donné aux Inrocks confirmait que sa flamme, son appétit vorace pour l’actualité et sa capacité à l’emportement de jeune critique étaient restés inentamés. Il avait tout vu, traitait Titanic de “croûte”, s’insurgeait contre Funny Games de Michael Haneke (“Quelle honte ! Quelle ordure !”), jouait Wong Kar-wai contre Hou Hsiao-hsien et adorait plus que tout, à la stupéfaction générale, Showgirls de Paul Verhoeven. Alors septuagénaire, il était encore ce moine-soldat cinéphile à la ferveur intacte, toujours au front et prêt à en découdre.
Cinéphilie et société secrète
C’est presque un cliché sur son œuvre : le cinéma de Jacques Rivette aime à décrire les sociétés secrètes, les complots, les conspirations. Ces motifs, il les emprunte souvent à Balzac, qu’il adaptera trois fois (Out 1, 1971 ; La Belle Noiseuse, 1991 ; Ne touchez pas la hache, 2007).
A 20 ans, débarqué de Rouen, Rivette veut prendre d’assaut le cinéma
Mais nul doute que la première expérience de société secrète est bien la cinéphilie. Cette culture underground, qui galvanisa la jeunesse d’après-guerre, formait un vaste archipel de chapelles ennemies et de guerres fratricides. Le jeune homme, débarqué de Rouen à Paris à 20 ans pour prendre d’assaut le cinéma, est un des membres les plus exaltés de cette fourmilière.
Satellisé à la Cinémathèque, il rencontre un ado de quatre ans son cadet, François Truffaut, collabore au même fanzine que Rohmer et Godard (La Gazette du cinéma) puis, en février 1953, entre aux Cahiers comme on entre dans les ordres. Si Rohmer fut le théoricien de la bande, Truffaut son plus ardent polémiste, Godard son clown paradoxal, Rivette impressionnait par l’assurance de ses goûts, la conviction avec laquelle il les martelait.
Objectif du complot : changer le cinéma mondial
Quelques formules ont fait date (l’évidence comme marque du génie de Hawks) ; quelques intuitions ont cheminé jusqu’à changer la perception du cinéma dans son ensemble (un film est toujours un documentaire de son tournage) ; certains oukases ont traumatisé au moins trois générations de critiques après lui (“De l’abjection”, critique enflammée de Kapo, où il condamne l’esthétisation des camps de la mort par un travelling).
Si les Cahiers du cinéma des années 1950 furent la société (de moins en moins) secrète de Jacques Rivette, changer du tout au tout le visage du cinéma mondial était leur complot. Si dans les films de Rivette souvent les conspirations échouent, ce complot critique a réussi au-delà de toute espérance. Quand les jeunes critiques se sont mis à réaliser leurs films, plus rien ne fut plus jamais pareil.
Jeune cinéphile, Rivette défendit ardemment Preminger, Lang, Cocteau, Rossellini. Et l’art de ces maîtres a transpercé son cinéma. Des films noirs d’Otto Preminger ou de Fritz Lang, Rivette a hérité le goût des mystères à déchiffrer (Céline et Julie…, Histoire de Marie et Julien), les récits-enquêtes (Out 1, La Bande des quatre…) et une certaine science cachotière du récit.
Le cinéma, art absolu de l’incarnation
Dans ce cinéma longue durée (souvent trois ou quatre heures, plus de cinq pour Jeanne la Pucelle, plus de douze pour Out 1), où le maillage dramatique se distend, les récits ménagent pourtant des coupes, des ellipses, de subits changements de points de vue, où chaque révélation paraît toujours se doubler d’une autre chose qui restera, elle, dissimulée.
Filmer de façon documentaire un monde au devenir surnaturel
De Cocteau, Rivette prolonge la fibre fantastique, la poésie fantasque, la fascination pour les rites magiques (Céline et Julie…), les fantômes (Histoire de Marie et Julien, La Bande des quatre). Cette inspiration ésotérique culmine dans les années 1970, où deux films, Duelle et Noroît, constituent un cycle intitulé Scènes de la vie parallèle. Mais comme chez Cocteau, cette vie parallèle doit être filmée de façon brute, réaliste, sans effet. Filmer de façon documentaire un monde au devenir surnaturel, tel serait l’adage de Rivette.
Enfin, Rossellini est peut-être celui qui exerce l’influence la plus profonde. Du cinéaste de Stromboli et Europe 51, Rivette écrivait qu’il constituait la religion catholique en “scandale charnel”. Le cinéma est art absolu de l’incarnation. Il est l’outil privilégié pour observer de l’esprit devenir chair.
Parfois, les récits parlent de ça : les déesses inquiétantes de Duelle (1976) recherchent la pierre maléfique qui leur permettra de rester humaines et les voix de Dieu traversent la chair de Jeanne (Jeanne la Pucelle, 1994). Même lorsque les récits parlent d’autre chose, il n’est question que de cela.
Une œuvre présente à son temps
Quelque chose du mystère singulier de la présence au monde doit laisser dans le plan son empreinte. La danse, qui libère le corps de l’acteur des astreintes psychologiques de son personnage, est parfois un vecteur (Noroît, 1976 ; Haut bas fragile, 1995). La durée est son outil ultime. Par l’étirement de tout, quelque chose du narratif se dissout, s’épuise, et ce qui se libère du corps des comédiens, c’est de l’être.
Jacques Rivette a su aussi rester tout au long de son œuvre extrêmement poreux à son temps. Dans les années 1960, la découverte du cinéma expérimental new-yorkais (Warhol) et celle des avant-gardes théâtrales (Marc’O, le Living Theatre, Peter Brook) accélèrent la rénovation moderniste de son propre système.
Les films de Rivette résonnent avec ceux de Desplechin, Assayas…
Son troisième long, L’Amour fou (1969), chronique déstructurée de la décomposition d’un couple, en large partie improvisé, en est le fruit et le signal d’un nouveau départ. Trente ans plus tard, éclairé par de jeunes comédiens bien dans leur temps (Nathalie Richard, Laurence Côte, Marianne Denicourt, Bruno Todeschini…), les films de Rivette (La Belle Noiseuse, Haut bas fragile…) résonnaient toujours avec le jeune cinéma d’auteur des années 1990, celui de Desplechin, Assayas…
Le désir est avant tout désir d’élucidation
Le présent était vraiment sa matière. Ses films constituent d’ailleurs une somme documentaire inouïe sur la France de la Ve République (son premier long, Paris nous appartient, est tourné fin 1958), ses mutations culturelles, politiques. Quelque chose de l’OAS plane sur la cité pétrifiée de Paris nous appartient ; Out 1 documente l’après-68 ; Le Pont du Nord (1981) solde les Trente Glorieuses, sa prospérité et ses utopies.
Enfin, l’émancipation féminine, si elle n’est jamais traitée comme fait sociologique, est le principe fondateur de ce cinéma très largement porté par des femmes – Martine Mérignac sa productrice, Suzanne Schiffman ou Christine Laurent ses scénaristes, Nicole Lubtchansky sa fidèle monteuse. Et bien sûr, aucun autre cinéaste français n’a donné un tel champ créatif à ses comédiennes, qui avaient souvent en charge de coécrire leurs dialogues et leur personnage.
L’amour dans un film de Jacques Rivette, c’est vouloir résoudre le mystère d’un autre (aider l’homme qu’on désire à retrouver un manuscrit perdu de Goldoni – Va savoir ; la composition égarée d’un musicien suicidé – Paris nous appartient…). Moins pour tenir dans sa main la clé du mystère que la main de son partenaire d’enquête. Le désir est avant tout désir d’élucidation. On aime passionnément le cinéma de Jacques Rivette. Et on continuera à cheminer, palpitant, dans son monde-rébus pavé de devinettes.
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