La comédienne raconte sa relation au cinéaste qui lui a offert deux de ses plus beaux rôles, dans Va savoir et Ne touchez pas la hache.
J’ai rencontré Jacques d’une manière si simple… Emmanuelle (Béart) ne pouvait plus faire Va savoir, et il a demandé à me rencontrer et nous avons bu un jus de tomate dans le bar de l’hôtel Lutetia. Il a gardé son écharpe à carreaux tout du long et m’a brièvement raconté l’histoire du film, puis nous n’avons plus parlé que de Robin Wright Penn.
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Nous l’avions tous les deux vue dans un film qui, je crois, n’était pas très bon. Je ne me rappelle pas du titre, mais nous admirions tous les deux beaucoup Robin Wright Penn et nous avons longuement parlé de ça, de notre admiration pour son jeu…
J’étais émue de le rencontrer, et fière, parce que certains de ses films comptaient tellement pour moi. Surtout Céline et Julie et Le Pont du Nord. Et aussi L’Amour fou. Ses actricesaussi étaient si importantes pour moi. Ce que faisaient Bulle Ogier et Juliet Berto dans ses films était, est toujours, une référence absolue. De liberté, de mystère et d’évidence à la fois.
Ses actrices, ses acteurs…
Toutes, une fois que je les avais vues jouer chez lui, prenaient place dans mes admirations les plus fortes, celles qui m’accompagnaient à chaque instant, mon « école » de cinéma pour ainsi dire : Sandrine Bonnaire, Michèle Moretti, Jane Birkin, Marie-France Pisier, Emmanuelle Béart, Nathalie Richard… telles qu’elles étaient, là, dans ses films, elles s’imprimaient pour toujours en moi.
Mais je voudrais dire ceci : ses actrices, mais aussi ses acteurs car Clémenti, Kalfon, Stévenin, Jean-Pierre Léaud dans Out 1, sont des phares. Et Pascale Ogier. Elle était l’idole de mon groupe d’amies depuis l’adolescence. Elle me bouleversait dans Le Pont du Nord, si claire et si opaque en même temps, plus accessible que dans Les Nuits de la pleine Lune, si intrépide.
Quand on a commencé à préparer Va savoir, je me souviens m’être un peu inquiétée qu’il y ait tant de femmes autour de lui : Martine Marignac sa productrice, Christine Laurent qui faisait les costumes et écrivait le scénario, Moune Jamet sa photographe de plateau, Shirel Amitay sa première assistante… Je ne sais pas pourquoi cela me paraissait beaucoup et j’avais peur que ce ne fût un séducteur malin…
“Des films d’où la misogynie est si merveilleusement absente”
Comme c’était bête de ma part, il m’aurait suffi de penser tout de suite à ses films d’où la misogynie est si merveilleusement, si radicalement, absente pour ignorer cette inquiétude qui s’est d’ailleurs très vite volatilisée… Il y avait simplement dans son entourage de travail du féminin et du masculin, toujours à leur niveau le plus gracieux, sensible, tranquille. Et sans jamais aucun folklore.
Une équipe de grands seigneurs magnifiques du cinéma
En commençant ce travail, j’ai rencontré, je voudrais le souligner, une équipe de grands seigneurs magnifiques du cinéma. Des gens d’une générosité, d’un panache, d’un courage tranquille et modeste à la fois, d’une dignité, d’une hauteur de vue, d’un pragmatisme poétique, d’une fantaisie, d’une singularité, saisissants.
https://youtu.be/tnPSXUUL_iM
Martine, Christine, Moune, Shirel, mais aussi Maurice Tinchant qui produisait aussi, Christian Lambert le directeur de production, Manu de Chauvigny le décorateur, Pascal Bonitzer, Jim Howe le chef-électro, André Atellian le machino, Irina et Nicole Lubtchansky, et bien sûr William Lubtchansky avec son chapeau, son calme, sa stupéfiante intelligence. Ce n’était pas un plateau ni même une famille de cinéma, c’était un monde, une vision du monde. Une vision du monde somptueuse, ce qui est, je pense, ma définition du cinéma.
Mais, encore une fois, pas le folklore de ça, le folklore de la grandeur, des vedettes…, la vérité simple de ça. Tout simplement, Jacques mettait en œuvre ce qu’il avait imaginé de mettre en œuvre plan après plan, jour après jour, avec tous, en laissant faire.
La transmission d’une expérience commune
Tout simplement encore, il racontait : “Ah, vois-tu, ça c’est une remarque que je me suis faite un jour que je dînais avec Jean-Luc et Anna”, et cette remarque me servait pour jouer… Ou bien « François disait souvent ça et il avait raison », et cela aidait aussi parce que c’était la transmission d’une expérience commune bien utile…
“Comment peut-il si bien savoir ce qui se passe dans le cœur d’une jeune femme ?”
C’était aussi un passeur de cette manière-là, mais jamais un professeur, et jamais je ne sentais que nous avions beaucoup d’années de différence… Lors des tournages de nuit c’était toujours lui le plus en forme jusqu’à 8 heures du matin. A chaque indication, je me disais “mais comment peut-il si bien savoir ce qui se passe dans le cœur d’une jeune femme de 30 ans”, celle que j’étais alors ?
Rivette laissait faire… On arrivait le matin et, le plus souvent, il demandait à Sergio Castellito comment il voyait la scène… Sergio était pour ainsi dire son metteur en scène invité. C’était lui qui, homme de théâtre, devait mettre en scène les extraits de Pirandello… Jacques aimait cette manière de faire et il pensait que Sergio en savait plus que lui sur le théâtre italien…
“Guillaume Depardieu est un immense acteur”
Plus tard, pour Ne touchez pas la hache, il a fait de même avec moi…D’abord, il a essayé de présenter au CNC un projet de film avec moi, L’Année prochaine à Paris, mais n’a pas trouvé de financements. Ensuite, il m’a demandé avec qui je voudrais jouer. Je lui ai dit : “Je trouve que Guillaume Depardieu est un immense acteur”, et c’est devenu un projet pour Guillaume et moi…
Quand le projet s’est transformé pour devenir l’adaptation de La Duchesse de Langeais, il me demandait, le matin, comment je voyais la scène… Là aussi je crois qu’il pensait que j’en savais plus long que lui sur le théâtre privé que met en scène une coquette… Tout le monde regardait, puis on nous renvoyait dans les loges. Ceux qui avaient assisté avec lui à cette première mise en place construisaient alors la journée de travail…
C’est très rare de rencontrer des metteurs en scène qui ont si peu besoin de relations de pouvoir et qui savent si bien faire confiance aux autres, les regardent avec autant de bienveillance… Qui savent si bien que personne ne les dépossèdera de leur propos, de leur sensibilité, de leur œuvre, mais que tous, au contraire, l’enrichiront. Un jour il me l’a dit tout net : “Tu sais, quand le tournage commence, je pense que tout le monde en sait plus que moi sur le film, et en particulier les acteurs sur leur personnage.”
Mieux que d’autres, ses films racontent notre temps
Sa bienveillance n’était jamais une mollesse de la pensée, au contraire. Quand j’ai vu pour la première fois Ne touchez pas la hache, j’ai été saisie. Sarkozy venait d’être élu, et je voyais dans ce film là, ce film en costumes sur la Restauration, sorte de Kammerspiel amoureux sans aucune référence à l’actualité, un portrait des forces les plus réactionnaires qui pouvaient ronger la France, et je ne savais pas pourquoi…
J’ai compris que L’Amour fou, par exemple, m’avait toujours mieux parlé de 68 que n’importe quel autre film. Il en va ainsi de tous ses films : ils n’ont presque jamais de rapport direct avec l’actualité mais racontent, mieux que tant d’autres, notre temps. Même Paris nous appartient, le seul film de Jacques que je n’aime pas beaucoup – il m’avait un peu déplu à cause d’un certain enfermement, d’une certaine paranoïa –, m’apparaît maintenant comme un reflet très fidèle de l’époque à laquelle il a été tourné….
“Je vais prendre un livre au pif et on va recopier”
Le CNC lui avait refusé l’argent pour L’Année prochaine à Paris au prétexte qu’il n’y avait pas de scénario mais seulement un synopsis. Du coup, pour Ne touchez pas la hache, il m’a raconté qu’il s’était mis devant sa bibliothèque et s’était dit : “Bon ben puisqu’ils veulent du texte, on va leur en donner. Je vais prendre un livre au pif et on va recopier. Ah, voilà Langeais et Montriveau, ça leur ira à tous les deux comme un gant, allez hop…” C’était ça Jacques aussi, cette légèreté, cette rapidité, cette désinvolture à l’égard des tristes sires…
Jacques Rivette nous apprenait à tout instant la liberté
Tout comme, quelque temps plus tard, il m’avait dit lors d’un déjeuner : “Ah ne t’en fais pas à propos de l’évolution sclérosante actuelle de la production. Ça a toujours été comme ça, ce sont des phases. A une époque on n’a plus rien pu faire, ça a duré dix ans et puis l’INA est arrivé et c’est avec ça qu’on a pu faire Le Pont du Nord, par exemple. Plus tard, à nouveau plus rien pendant dix ans, et puis Canal+, qui va se casser la gueule aussi, et ce sera à nouveau dur, et après il y aura autre chose…”
Cette force me restera toujours, cette idée que les esprits formatés et les contraintes qu’ils imposent n’auront pas forcément le dernier mot…
Jacques nous apprenait à tout instant la liberté. Un jour de 2010, Emmanuelle Béart et moi nous trouvions au Festival de Deauville où nous devions assister à une cérémonie. Emmanuelle me complimentait sur ma robe – un prêt de la maison Balenciaga –, mais c’est elle qui était vraiment éblouissante de beauté et d’élégance et je le lui ai dit. “Oh, m’a-t-elle répondu, ça, c’est une robe que j’ai acheté 20 euros rue Mouffetard ».
Il y a eu un silence et, tandis que nous montions les marches, Emmanuelle a poursuivi : “Tu sais, c’est Jacques qui m’a appris ça, c’est le cadeau qu’il m’a fait… Avant de travailler avec lui je pensais toujours qu’il fallait que je me conforme à ceci ou à cela, que je fasse ce que l’on me disait… Après l’avoir rencontré, je n’en ai plus jamais eu besoin, je n’ai plus fait que ce que je voulais, comme je l’entendais, et ça me va mieux…”
“Au cinéma, on apprend par capillarité”
J’avais déjà rencontré ce problème en analyse. L’analyste me disait : “Si cela ne vous convient pas, vous n’êtes pas obligée de vous forcer à faire ceci ou cela parce que les autres le font.” Mais il a fallu le travail avec Jacques pour que cela devienne effectif.
“Le moins patriarcal des metteurs en scène”
Quelque part dans une interview, Bulle Ogier a dit : “Au cinéma, on n’apprend pas avec des cours, on apprend par capillarité.” Cette phrase m’est restée. Avec Jacques, on apprenait à être libre par capillarité. A être jeune, en fait. C’est la personne que j’ai connue qui avait la pratique la moins patriarcale du métier de metteur en scène, c’était un éternel jeune homme.
Il voulait faire un film avec Emmanuelle et moi. Il m’avait dit :
“Je fais d’abord un film sur le cirque avec Jane et Nathalie, et ensuite nous ferons quelque chose tous les trois.”
La littérature était si importante dans le cinéma de Rivette
Il est tombé malade pendant le tournage de ce film extraordinaire qu’est 36 vues du pic Saint-Loup et cela n’a pas été possible. Quand je l’ai vu, ce dernier film, j’ai pensé aux Mémoires d’outre-tombe, peut-être seulement à cause de la lumière du film qui me rappelait l’image sur la couverture de mon édition de Chateaubriand, je ne sais pas.
https://youtu.be/LWRWRbSLXsc
Mais cela m’a plu de penser à la littérature qui était si importante dans le cinéma de Rivette. C’est pour cela aussi que je dis que c’était un passeur. De soi à soi, entre les gens, entre les films et entre les arts.
Me restera toujours le souvenir de cette soirée à Cannes la veille de la projection de Va savoir – où nous étions tous les quatre me semble-t-il – Jacques, Martine, Maurice et moi avec le directeur technique de la salle de projection du Palais à faire les réglages techniques pour le lendemain… Je dirais que cette soirée, si attentive aux détails du cinéma, justifie à elle seule à mes yeux l’existence de Cannes…
Jeune passant de Paris, passeur et princier, souriant au cinéma
Tout comme me restera toujours ceci : il n’y a pas longtemps j’ai vu un film de Chris Marker en DVD, malheureusement là tout de suite son nom m’échappe… (Le Joli Mai, ndlr). Il y a un plan sur des passants aux Champs-Elysées et tout d’un coup, au milieu de ces passants, arrêté au feu rouge, Jacques qui est là, très jeune,et qui sourit à la caméra, ou à Marker, ou à l’équipe de tournage, je ne sais pas.
C’est très fugitif, c’est un plan très court. Et il sourit de son sourire si magnifique, ravageur, car oui c’était un séducteur de grande classe… Etait-ce prévu ? S’étaient-ils donné rendez-vous? Ou passait-il par là, lui qui habitait loin des Champs-Elysées, mais qui “habitait” les Champs-Elysées dont il affectionnait les salles de cinéma plus qu’aucune autre dans Paris ? J’aime à penser qu’il s’est trouvé là, allant, comme tous les jours quand il ne tournait pas et plutôt deux fois qu’une, au cinéma, jeune passant de Paris, passeur et princier, souriant au cinéma.
Jeanne Balibar
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