Le philosophe Michel Terestchenko s’inquiète des menaces de l’état d’urgence sur les libertés publiques. Leur remise en cause au nom de la sécurité serait une victoire pour le terrorisme.
Dans une décision rendue le 27 janvier, le Conseil d’Etat s’est prononcé contre une suspension de l’état d’urgence, rejetant le référé de la Ligue des droits de l’homme visant à mettre fin à ce régime d’exception. Le philosophe Michel Terestchenko, spécialiste de philosophie morale et politique, auteur de L’Ere des ténèbres analyse cette décision et les conséquences possibles d’un “état d’urgence permanent” sur notre démocratie.
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Comment avez-vous accueilli la décision du Conseil d’Etat de ne pas suspendre l’état d’urgence ?
Michel Terestchenko – Le Conseil d’Etat a botté en touche, ce qui n’est pas surprenant venant de cette institution. Il a estimé que cette question relève plus de la compétence du Conseil constitutionnel que de la sienne. Il a aussi fait état de la permanence d’une menace terroriste. En réalité, la question de l’Etat de droit dans le cadre de l’état d’urgence, dont les magistrats eux-mêmes s’inquiètent, est l’affaire de tous. Le problème demeure.
Dans votre dernier ouvrage L’Ere des ténèbres, vous rappelez que le but du terrorisme est de mettre à mal la démocratie et ses libertés. Pensez-vous que nous tombons aujourd’hui dans le piège ?
Le terrorisme ne porte pas atteinte à l’intégrité territoriale, à l’existence même de la nation. Ce qu’il vise ce sont nos valeurs, nos institutions, nos droits et nos libertés. Rappelons-nous la déclaration de Ben Laden à la chaîne Al Jazeera après le 11 Septembre : “Les libertés fondamentales et les droits de l’homme sont condamnés aux Etats-Unis. Nous allons créer les conditions d’un enfer insupportable et d’une vie étouffante.”
La nature du danger qui nous menace ne tient pas tant à nos vies qu’à la manière dont nous répondons à ces menaces. Le terrorisme met à l’épreuve notre résilience communautaire, notre capacité à résister avec nos principes fondamentaux comme la séparation des pouvoirs, si chère à Montesquieu.
La parole publique peut-elle être un rempart contre les dérives du système ?
Lorsqu’on pense à la parole politique, il y a de quoi s’inquiéter, notamment dans l’emploi de certains termes. Il a des expressions employées qui sont très choquantes comme l’idée que nous devons mener contre Daech un “combat impitoyable”. En effet, il me paraît très imprudent de répondre à “l’impitoyable” des terroristes par notre “impitoyable”. Il en est de même pour le terme “éradiquer”, qui, appliqué à des hommes, est très inquiétant. Tout se passe comme si on était passé d’une politique sécuritaire à une politique sanitaire. Hors, je ne pense pas qu’on puisse combattre le terrorisme de cette manière, avec une politique hygiéniste qui vise à éradiquer des hommes.
A l’inverse de l’éradication, la justice rétablit l’humanité du criminel. Ce qui manque le plus aujourd’hui c’est l’émergence d’une parole publique citoyenne, à la faveur de débats. Le principe même de la démocratie repose sur des citoyens auteurs et comptables des politiques publiques. Ce n’est pas seulement l’affaire des magistrats, des intellectuels ou des journalistes. On constate aujourd’hui un clivage entre ceux qui demandent plus de sécurité et qui sont prêts à accepter des régressions, et toute une partie de la population qui demande plus de discussion, une certaine forme de vigilance citoyenne.
Peut-on mettre en œuvre cette vigilance citoyenne dans le cadre de l’état d’urgence qui repose sur une certaine forme de secret ?
Il y a, en partie, une confiscation de l’information par les autorités publiques qui construisent un scénario. Et cette question du scénario est importante à travailler. Nous disposons d’une information suffisante pour construire un débat public, nous connaissons le nombre de perquisitions administratives, le nombre d’assignations à résidence et le très faible ratio entre ces actions et les poursuites judiciaires. Ce qui échappe le plus à l’information, ce sont les politiques de renseignement. Nous savons très peu de choses sur l’extension de la surveillance : notre loi sur le renseignement va plus loin que la loi américaine du Patriot Act, que nous avions fermement condamnée.
Pensez-vous que l’on soit encore dans un Etat de droit ?
Oui. On ne peut pas dire qu’on soit sorti de l’Etat de droit. Il y a toujours des contrôles, notamment des contrôles parlementaires. Le juge judiciaire et le juge administratif gardent toute possibilité d’un contrôle a posteriori sur les perquisitions administratives, autant que sur les assignations à résidence. Ce qui est infiniment problématique, c’est que ces mesures ne font pas l’objet d’un contrôle judiciaire au préalable. Dès lors qu’on justifie ces mesures dans le cadre de l’état d’urgence et de la sécurité, qu’est-ce qu’il se passerait si un attentat a lieu pendant l’état d’urgence ? Irait-on vers un état de siège ?
L’Ere des ténèbres (Le Bord de l’eau) 210 pages
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