Expérience filmique unique, Out 1, tourné en 1970, ressort en salle. Acteurs, chef op ou producteur se souviennent du projet fou et génial de Jacques Rivette : près de treize heures de ludisme, de risques et de création.
Les admirateurs de la saga James Bond savent bien ce qu’est le Spectre : une organisation secrète régissant dans l’ombre toutes les autres organisations criminelles ; une société parallèle infiltrée dans la société visible ; le plus grand complot de tous les complots.
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Par un agencement des signes, arbitraire ou malin, sortent en l’espace de huit jours deux films au nom de “Spectre”. Celui, tout récent, de Sam Mendes, 007 Spectre. Celui, très ancien, de Jacques Rivette, Out 1, œuvre-fleuve se présentant sous deux formes : l’une de 12 h 40, appelée Noli me tangere ; l’autre ramenée à un montage de 4 h 30 appelée Spectre – deux versions disponibles dans le superbe coffret qu’édite Carlotta Films.
Spectre, comme le fantôme d’un film beaucoup plus long dans sa version intégrale. Spectre peut-être comme dans James Bond, puisqu’il est beaucoup question de sociétés secrètes dans Out 1 et que le film de Rivette est un des plus captivants films d’espions jamais tournés.
La grâce funambule de Jean-Pierre Léaud
Out 1 est le récit de deux enquêtes. Celles, menées en parallèle et dans l’ignorance l’une de l’autre, par deux jeunes gens faiblement socialisés à Paris en 1970. Le jeune homme s’appelle Colin Maillard et il avance en effet à l’aveugle.
Jean-Pierre Léaud lui prête ses mines d’oiseau étonné, sa grâce funambule, son élégance inégalée à porter des pulls à col rond sous des blousons en cuir. Colin mendie dans les cafés en se faisant passer pour sourd-muet et en jouant par à-coups bruts un peu d’harmonica.
La jeune fille s’appelle Frédérique. Juliet Berto lui prête ses moues de Bardot brune et sa gouaille d’Arletty hippie. Frédérique aborde les hommes dans les cafés, invente pour eux des histoires rocambolesques et parvient presque toujours à leur subtiliser quelques billets. Le mendiant farfelu et la voleuse enjôleuse traversent les mêmes lieux, rencontrent les mêmes personnes, mais ne se sont jamais vus. Pourtant, ils se mesurent aux mêmes énigmes.
Des lettres passent entre leurs mains qui attestent d’obscures manœuvres, fomentées par d’influentes personnalités issues de différents champs (la création artistique, la justice, la politique…). Et au bout de nombreuses heures de déchiffrage intensif de signes infimes, une certitude se fait jour : les 13 sont parmi nous.
Quarante-cinq ans après Colin et Frédérique, on entreprend nous aussi une enquête, pour laquelle on rencontre les mêmes personnes – ou plus exactement ceux qui les ont interprétées : Michael Lonsdale, Françoise Fabian, Bulle Ogier, Jean-François Stévenin… Mais ce qui a été vécu lors du tournage de cet été 1970 reste presque aussi mystérieux que le film lui-même.
“Il n’y avait aucun scénario”
“J’ai peu de souvenirs… Je ne me rappelais plus que le film se terminait par ces scènes où je m’effondre sur une plage”, confie Michael Lonsdale. Pour la plupart des comédiens, les souvenirs sont cernés de flou, certains témoignages sont parfois contradictoires (une ou plusieurs prises ? tournage dans le désordre ou la continuité ?).
“C’est lié à la méthode de fabrication d’Out 1, commente Bulle Ogier. Ce qui fixe le souvenir d’un film dans la mémoire d’un acteur, c’est de l’avoir d’abord découvert en lisant le scénario, se l’être représenté à l’avance, avoir appris les dialogues. Pour Out 1, il n’y avait aucun scénario, tous les dialogues étaient à inventer par les comédiens au moment du tournage. Ce type d’expérience, où tout doit être trouvé au présent, laisse des traces très volatiles.”
En effet, une des particularités saillantes d’Out 1 est de se présenter comme une construction colossale (ne serait-ce que par sa durée hors norme) reposant pourtant sur très peu de fondations. Son producteur, Stéphane Tchalgadjieff, débutant à l’époque (qui produira trois autres films de Rivette mais aussi India Song de Duras et Le Diable probablement de Bresson), raconte cette genèse folle. “Lorsque nous avons commencé la préparation, Jacques savait seulement qu’il voulait se lancer dans un film sans aucune contrainte de durée, qui pouvait durer quatre ou six ou huit heures. Finalement, le film fait 12 h 40 et est découpé en huit épisodes. Comme les “serials” de Louis Feuillade (Fantômas, Les Vampires), une de ses grandes références. A cause de cette structure en feuilleton, on a essayé de proposer le film à l’ORTF, qui n’en a évidemment pas voulu. Le projet de Jacques leur paraissait incompréhensible.” Stéphane Tchalgadjieff ajoute :
”Dès sa conception, il ne voulait pas prévoir ce que le film allait raconter. Pas d’anticipation sur le récit, encore moins sur les dialogues. Tout devait être inventé par les comédiens sur le tournage. Une vague trame devait relier ces improvisations de comédiens : Histoire des 13 de Balzac.”
Une association qui travaille à renverser la société
Comme l’explique dans le film, avec beaucoup de malice et de cocasserie, Eric Rohmer, dans le rôle d’un universitaire spécialiste de l’écrivain, Histoire des 13 regroupe trois courts romans de Balzac, Ferragus, La Duchesse de Langeais et La Fille aux yeux d’or, dans lesquels figure cette association secrète de personnes de pouvoir, inspirée de la franc-maçonnerie, agissant en sous-main à renverser la société. Dans ces romans, les 13 n’occupent pas le centre du récit. Jacques Rivette a surtout travaillé à partir de l’introduction commune à ces trois œuvres, dans laquelle Balzac décrit le mode opératoire de ce groupe occulte.
Le cinéaste a donc imaginé sa transposition dans le Paris de 1970. Lorsqu’il se jette dans l’aventure Out 1, Jacques Rivette n’a réalisé que trois longs métrages et est loin d’avoir la reconnaissance acquise par ses pairs de la Nouvelle Vague, Godard (déjà entré dans la légende), Truffaut et Chabrol (très installés dans l’industrie), ou même Rohmer (qui vient d’obtenir avec Ma nuit chez Maud son premier vif succès l’année précédente).
Rivette, lui, a connu une sorte de succès de scandale avec son adaptation de Diderot, La Religieuse, interdite pendant deux ans par le pouvoir gaulliste. Mais ce sont ces deux autres longs métrages, Paris nous appartient (1961) puis L’Amour fou (1969), dont Out 1 opère une sorte de synthèse.
Une liberté d’invention au jour le jour
Avec Paris nous appartient, Rivette campait un territoire fictionnel fait de conspirations, d’énigmes à décrypter, un monde où le soupçon, la paranoïa, tiennent lieu de sésame. Avec L’Amour fou, récit de la désagrégation d’un couple, il expérimente en revanche une méthode, fondée sur la dilatation des scènes (le film dure plus de quatre heures) et l’improvisation des comédiens (en l’occurrence Bulle Ogier et Jean-Pierre Kalfon).
Toute la beauté du cinéma de Rivette tient désormais à la tension induite entre un univers fait de préméditation, d’agendas cachés, de scénarios opaques conçus par les personnages, et une écriture qui au contraire vise à dissoudre toute la part de préméditation inhérente à la fabrication du cinéma, où l’anticipation, la maîtrise, sont sans cesse contrariées par une liberté d’invention au jour le jour assez inédite.
Jean-François Stévenin poursuit : “Moi, avant, j’avais déjà bossé comme assistant sur La Chamade d’Alain Cavalier puis La Sirène du Mississipi de Truffaut, des productions assez lourdes, extrêmement préparées. Out 1 a été pour moi une révélation. Tout à coup, j’ai découvert que le cinéma pouvait être quelque chose d’extraordinairement joyeux et léger. Qu’on pouvait énormément s’amuser, ne respecter aucune norme de fabrication, y aller complètement en free-style. J’y repenserai beaucoup quand moi-même je viendrai à réaliser des films. On cavalait aux quatre coins de Paris et Rivette jubilait. Il était perpétuellement dans un état de dynamique souriante.”
“Je me suis découvert des ressources nouvelles”
A ce vaste jeu de l’oie, où on arpente un Paris métamorphosé en champ de devinettes, la plupart des comédiens confessent s’être énormément amusés. Françoise Fabian évoque cette part d’euphorie ludique. “A l’époque, je jouais La Puce à l’oreille de Feydeau au théâtre. J’étais très peu disponible et n’ai pu me libérer que quatre jours. Je connaissais un peu Rivette par Rohmer, mais très peu, et j’admirais beaucoup L’Amour fou. J’ai donc accepté d’apparaître dans un film dont je ne savais presque rien, si ce n’est que je jouais une avocate appartenant à la société des 13 et que le premier jour je devais jouer face à Juliet Berto qui avait dérobé des lettres que je devais récupérer. Tout était à inventer.”
Françoise Fabian raconte ses craintes : “La veille du tournage, j’ai téléphoné à Rivette pour lui dire que je ne viendrais pas, que j’avais trop peur, que je ne connaissais rien au métier d’avocat et que je n’y arriverais pas sans un texte. Ça l’a amusé et il a réussi a me convaincre d’essayer. Eh bien, j’y suis arrivée ! Je me suis découvert des ressources nouvelles. Un tel exercice nécessite de penser vite, d’être extrêmement réactif à ce que fait son partenaire. C’était très fatigant parce qu’on tournait en plan-séquence des bobines entières de 9 minutes. Mais on était sans cesse surpris par ce qu’on se découvrait capables de faire dans le feu de l’action. C’est un des challenges d’acteur les plus excitants auxquels je me suis confrontée.”
“Michael Lonsdale n’a jamais semblé aussi libre à l’écran”
Pour Bulle Ogier, qui avait déjà tourné L’Amour fou et deviendra l’actrice privilégiée de Rivette, l’expérience fut plus contrastée : “Certains acteurs comme Michèle Moretti ou Michael Lonsdale s’épanouissaient complètement. Michael n’a jamais semblé aussi libre à l’écran que dans Out 1. Il prenait les gens dans ses bras, plus jamais je ne le verrais aussi câlin. Il était très heureux, s’amusait énormément. Bernadette (Lafont – ndlr) ou moi étions plus craintives.” Bulle Ogier poursuit :
“Pourtant, j’avais travaillé sur l’improvisation pendant des années au théâtre avec Marc O, puis sur L’Amour fou. Mais là, nous ignorions tout de ce qui avait été tourné en notre absence. Donc j’avais toujours peur de faire fausse route, d’avancer sans direction. Alors que précisément, Jacques ne voulait pas qu’il y ait de direction. Il voulait être le spectateur du film en train de se faire. Et même le spectateur de Pierre-William Glenn, le chef opérateur, qui était en train de le tourner.”
Chef opérateur débutant (qui deviendra l’un des plus réputés du cinéma français des années 1970-1980, notamment pour son travail avec Pialat et Corneau – Loulou, Série noire…), Pierre-William Glenn raconte avoir été choisi pour sa connaissance du 16 mm – qui donne au film son gros grain, sa texture dense et chaude. Il confirme que Rivette et lui avançaient sans jamais revenir sur ce qui avait déjà été tourné :
“Tous les trois ou quatre jours, on visionnait les rushes mais on ne débriefait pas. Nous n’avions pas le temps. Nous faisions rarement plusieurs prises et la condition était de ne surtout pas refaire la même chose, que les comédiens essaient une autre impro, que je filme d’un angle différent. Chaque prise était une aventure.”
Dans Out 1 on interprète des signes, un texte…
Cette part prépondérante des comédiens dans la constitution du récit fait d’Out 1 un film assez unique sur la puissance d’invention de l’acteur. Le film tout entier est une déclinaison de tous les sens que peut prendre le mot d’interprète. Il y a d’un côté les personnages de Léaud et Berto, qui mènent une enquête, interprètent des signes, tentent de leur arracher un peu de signification.
Il y a les deux troupes de théâtre, l’une menée par Michèle Moretti, l’autre par Michael Lonsdale, dont les séances de travail sur deux pièces d’Eschyle scandent le film et qui, dans un style théâtral inspiré des avant-gardes de l’époque (le Living Theatre, Grotowski, Peter Brook), interprètent leur texte. A la fois en l’incarnant dans de sidérantes impros au bord de la transe, puis en se réunissant à l’issue de la séance pour essayer de tirer un enseignement de ce qui s’est joué.
L’interprète, c’est alternativement celui qui explicite un sens et qui enfante un monde, celui qui passe et celui qui accouche. Rarement un film aura fait du travail de production d’un acteur sa matière même, son moteur à combustion. Et il n’est pas indifférent bien sûr que ces acteurs-là, Lonsdale, Fabian, Ogier, Lafont, Berto, Léaud…, tous associés à la mémoire de certains des films mythiques de la Nouvelle Vague, comptent parmi les plus beaux, les plus novateurs, les plus modernes, de tout le cinéma français.
Le film part de l’inarticulé
Le film débute par deux scènes de répétition d’Eschyle. L’une montre la troupe de Michèle Moretti interpréter Eschyle par les moyens de la danse et de la musique. L’autre, menée par Michael Lonsdale, le fait par les moyens de l’expression corporelle complètement lâchée, où les corps se roulent par terre, se convulsent, où les voix ne produisent plus que des cris.
Le film part de l’inarticulé, campe un monde d’avant la parole – une évocation de la création de l’univers qui n’est pas sans rappeler la scène liminaire de 2001 de Kubrick, avant que les singes ne découvrent le monolythe. Pour, après une quarantaine de minutes de grognements aussi fascinants qu’éprouvants, revenir au langage, au figuratif, à la fiction.
La fiction s’élabore, mais à une vitesse proche du zéro
Une fiction au compte-goutte, bien sûr. C’est là que la durée exceptionnelle du film trouve toute sa mesure. Sa puissance d’hypnose tient à ce qu’une fiction s’y élabore, mais à une vitesse proche du zéro. Certaines informations prennent sens au bout de plusieurs heures. Un événement mystérieux dans l’épisode 2 est éclairci dans l’épisode 5. Peu à peu, une figure se dessine dans le magma, une forme s’organise dans ce qui semblait informe. Quelque chose se tend, un suspense se met en place, qui triomphe du sentiment de surplace et d’incessantes digressions. Pour Stéphane Tchalgadjieff, le mode de fabrication est un leurre :
“Je n’ai jamais douté que Rivette opérait comme un deus ex machina, qu’il laissait les scènes dériver pour mieux pouvoir les organiser en secret. Sa capacité à partir d’éléments disparates pour les ceindre dans une structure et leur donner un sens est proprement hallucinante.”
Ce sens qui point par lente coagulation d’informations dispersées, c’est un portrait de la France dans l’immédiat post-68. La clé est donnée lors d’un échange entre Françoise Fabian, Jacques Doniol-Valcroze et Michael Lonsdale, lorsqu’une référence est faite aux “événements d’il y a deux ans”.
Le projet secret de ces 13 était la révolution et le film montre ceux qui en ont porté le projet comme une communauté étêtée (le mystérieux Igor, absent du film, leader du groupe qui se cache) et connaissent la lente descente de la désillusion. Si la société résiste, si l’ordre se recompose, l’art est peut-être un champ plus fertile.
Comme Mai 68, Out 1 est une révolution manquée
Et si Out 1 est le plus grand film de 68, ce n’est pas seulement parce qu’il documente et commente cette période historique. Le film est lui-même une révolution, un coup formel inouï proposant à lui seul un autre cinéma possible. Une révolution comme Mai 68 en un sens manquée, car sans équivalent y compris dans le cinéma de Rivette. Si “tout le cinéma de Jacques est dans Out 1” (Bulle Ogier), jamais il ne s’est “donné une telle liberté, même s’il a fait ensuite des films magnifiques” (Stéphane Tchalgadjieff).
Une révolution qui en même temps n’a jamais fini de s’accomplir tant ce grand trip immobile, cette déflagration psychédélique à feu doux, ces noces un peu folles entre cinéma feuilletonesque des origines et modèle de série télé expérimentale encore à venir, n’a toujours pas épuisé ses réserves – d’invention fantasque et de sédition poétique.
Out 1, noli me tangere de Jacques Rivette (Fr., 1971, 12 h 40), en salle en huit épisodes d’environ 1 h 30 et en coffret 6 Blu-ray + 7 DVD (Carlotta Films, environ 60 €)
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