Comment penser la terreur en France et la genèse du jihad ? Trois livres de Jean Birnbaum, Benjamin Stora et Gilles Kepel tentent d’apporter des réponses à ces questions-clés de notre époque.
Après le temps de la sidération face à l’irruption de l’histoire avec “sa grande hache” en janvier et novembre 2015, un nouveau temps voudrait apaiser nos esprits : celui de la compréhension. “Incrédules et tristes” (pour reprendre les mots de l’historien Patrick Boucheron évoquant au Collège de France les citoyens rassemblés place de la République), nous le sommes restés, certes. Mais ce que peut l’histoire, c’est précisément nous apporter du “repos”, en imaginant de nouvelles manières de reconstruire de la civilité.
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Parmi les multiples essais qui tentent de penser les tueries de 2015, le livre de Jean Birnbaum, Un silence religieux – La gauche face au djihadisme, propose un éclairage singulier et stimulant. Confronté à une question-clé – pourquoi le jihadisme constitue-t-il le seul idéal pour des milliers de jeunes Européens ? –, l’auteur interroge un “silence”. Celui de la gauche, incapable de considérer le religieux pour lui-même et pas seulement comme “l’opium du peuple” (Marx), c’est-à-dire le simple symptôme d’un malaise social.
« La foi, personne n’y croit »
Ce “silence religieux” s’entend donc à la fois comme le signe d’un mutisme (celui qui règne dans les églises) et comme l’indice d’une cécité réflexive face à la réalité des élans spirituels. L’auteur en veut pour preuve le fait qu’on répéta à l’envi que les attentats de 2015 n’avaient rien à voir avec la religion, comme si on ne pouvait admettre la force de ce que Michel Foucault nommait la “spiritualité politique” propre aux dogmes, en particulier l’islam depuis la fin des années 1970.
“Ce qui est en jeu, c’est la réticence qui est la nôtre, désormais, à envisager la croyance religieuse comme causalité spécifique et d’abord comme puissance politique, écrit Birnbaum. On adhère spontanément aux explications sociales, économiques ou psychologiques ; mais la foi, personne n’y croit.” Rappelant que la gauche oscille entre rejet de la foi, empathie avec les croyants et pure indifférence, Birnbaum estime que chacune des trois postures aboutit au fond à la même impasse : le refus de prendre le fait spirituel au sérieux.
Savoir écouter la religion
Pour déployer l’hypothèse selon laquelle ce silence procède d’un déni constitutif de l’histoire de la gauche, il prélève quelques moments politiques emblématiques au cours des cinquante dernières années. Il aura fallu par exemple près de trois décennies pour que les intellectuels de gauche qui avaient soutenu le FLN reconnaissent que le projet d’indépendance s’arrimait à une volonté d’islamiser l’Algérie nouvelle.
L’auteur se souvient aussi que la gauche n’avait pas compris ce que Foucault voulait dire en 1978 lorsque, observant sur place la révolution iranienne, il notait “l’emprise formidable” que la religion avait sur les gens. Faute de comprendre que seule “l’espérance messianique” peut “mettre le feu aux poudres”, faute de saisir que l’échec des perspectives révolutionnaires conditionne les formes les plus extrêmes du religieux, la gauche échoue ainsi à penser les affinités entre religion et politique. Or, plutôt que “décapiter l’ordre divin”, elle devrait l’affronter dialectiquement, participer, comme Marx l’y invitait, à sa critique sur un mode réaliste et constructif.
Si la religion peut certes s’envisager comme le “soupir de la créature opprimée” (Marx), ce soupir a, de fait, le souffle long. D’où l’importance de savoir l’écouter, ne serait-ce que pour tenter d’y répondre, d’en faire quelque chose, voire de s’y opposer.
Puissance d’attraction du religieux
Si les clés de lecture du livre pourront diverger, selon le regard plus ou moins critique que chacun porte sur la religion, si l’auteur n’élucide pas totalement ce qui se joue dans la violence propre au jihad actuel, si la thèse occulte un peu trop l’effort d’une certaine gauche intellectuelle de penser malgré tout le religieux dans son rapport au politique, il reste qu’Un silence religieux met lucidement l’accent sur ce nœud sacré du lien entre la spiritualité et les élans populaires.
Penser, au-delà des dogmes, la puissance d’attraction du religieux, s’impose à tous ceux qui veulent repenser le politique et déposséder les clercs de leur monopole d’un principe d’espérance, pour en proposer un autre visage, libéré des chimères mystiques.
Pacifier les crispations identitaires
Cet enjeu d’une réécoute du champ religieux se mêle à celui d’une obligation de pacifier les crispations identitaires qui gangrènent la société française. Benjamin Stora et Alexis Jenni rappellent dans leur dialogue Les Mémoires dangereuses que tant que nous n’intégrerons pas notre passé colonial dans un récit global, notre avenir restera suspendu aux ressentiments, qui font en partie le lit du jihadisme.
Le “transfert de mémoire”, en provenance de l’histoire algérienne, est essentiel pour comprendre ce qui nous arrive aujourd’hui. L’une des seules manières de sortir de ce que Gilles Kepel appelle dans son dernier livre la “terreur dans l’Hexagone”, qui analyse la transformation du jihadisme depuis 2005 en France, se jouera dans la manière dont la société pourra mettre fin au processus néfaste de ces “mémoires dangereuses”. Apaiser les mémoires, c’est briser la chape de plomb historique qui pèse, autant que le silence religieux, sur des esprits incrédules et tristes.
Un silence religieux – La gauche face au djihadisme de Jean Birnbaum (Seuil), 240 pages, 17 €
Terreur dans l’Hexagone de Gilles Kepel, avec Antoine Jardin (Gallimard), 330 pages, 21 €
Les Mémoires dangereuses de Benjamin Stora, avec Alexis Jenni (Albin Michel), 230 pages, 18 €
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