Rationnel, conformiste et moralement équilibré : l’extrémiste serait bien éloigné des préjugés qui circulent sur lui. Des sectes au fanatisme islamiste en passant par les artistes radicaux, le sociologue Gérald Bronner nous livre une analyse fine et décomplexée du cheminement vers la pensée extrême.
Après les attentats qui ont marqué l’année 2015, nombreux sont ceux à s’être exclamés que nous vivions dans « un monde de fous ». Pourtant, pour le sociologue Gérald Bronner, les terroristes islamistes – et les extrémistes en général – ne sont « ni fous, ni désocialisés, ni même idiots ». Dans son livre La pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques réédité en janvier 2016, il fait le pari audacieux de casser les stéréotypes sur les fanatiques.
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Tout en critiquant les interprétations « pseudo sociologiques » de l’extrémisme, qui le cantonnent à des déterminants sociologiques et économiques en oubliant son caractère éminemment idéologique, Gérald Bronner rappelle que le fanatisme ne se limite pas à l’islamisme. La pensée extrême peut autant être exprimée par un jeune peintre japonais, qui s’est jeté du haut d’un immeuble en 1959 pour s’écraser sur une toile posée sur la chaussée, que par des groupes sectaires. Les adeptes de la secte américaine Heaven’s Gate sont ainsi allés jusqu’à s’empoisonner, en 1997, pour rejoindre les extraterrestres qui les attendaient prétendument après la mort. Mais, alors qu’« il n’y a pas de différence de nature entre la pensée de l’extrémiste et celle de l’homme ordinaire » selon Bronner, comment peut-on devenir fanatique ?
Les extrémistes, ni incultes ni pauvres
En 2015, l’anthropologue Scott Atran expliquait au Conseil de sécurité des Nations unies que ceux qui rejoignent Al-Qaïda ou Daesh « s’inscrivent dans une catégorie que les sociologues appellent la ‘distribution normale’ en termes de caractéristiques psychologiques comme l’empathie, la compassion ou l’idéalisme, et qui veulent principalement aider, plutôt que faire du mal ». Loin d’être socialement isolés, les adeptes des groupes sectaires seraient plutôt « intellectuellement et moralement équilibrés ».
Aussi, la plupart des extrémistes islamistes d’Al-Qaïda ne seraient pas issus des classes populaires, selon les études du professeur Marc Sageman. Mohammed Atta, l’un des kamikazes du 11 septembre qui a visé le World Trade Center, était d’ailleurs doctorant. En réalité, les esprits cultivés et instruits sont davantage disposés à être séduits par des croyances extrêmes, assure Gérald Bronner. Enclins à remettre en question les opinions officielles, ils sont emprunts d’un esprit critique crucial dans le chemin vers la pensée extrême. Les individus diplômés sont en outre capables de comprendre les arguments subtils et techniques des groupes sectaires, qui peuvent mélanger dans leur doctrine références à des textes sacrés et mentions pseudo-scientifiques.
« Les extrémistes restent des hommes doués de raison »
Même si nous aimons nous protéger derrière l’idée que les extrémistes sont irrationnels, ces derniers sont loin d’être incohérents. L’adhésion à une pensée extrême, souvent invisible et progressive, ne conduit pas les futurs fanatiques à s’abandonner soudainement et radicalement à une croyance extrême. Les adeptes de sectes, comme ceux de la secte Heaven’s Gate, n’affirment pas du jour au lendemain qu’ils peuvent communiquer avec les extraterrestres. Plus insidieuses, les sectes cachent l’absurdité de leur doctrine au futur adhérent. Au départ, il est plutôt invité à participer à des activités sans lien avec tout dogme spirituel, comme des cours de yoga, ou bien d’anglais dans le cas de l’église de la scientologie.
« Chaque moment de l’adhésion à la croyance sectaire peut être considéré, dans son contexte, comme raisonnable, même si l’observateur, qui ne juge que la croyance toute faite, peut légitimement dire qu’elle est grotesque » soutient Gérald Bronner.
En effet, un ancien adepte d’une secte expliquait au sociologue qu’« au début [de l’adhésion à la secte], on démarre avec des idées simples, évidentes, que tout le monde peut admettre ».
A la recherche d’une nouvelle identité
Pour Gérald Bronner, l’extrémiste est extrêmement cohérent. Il croit de façon inconditionnelle à sa croyance extrême, souvent simpliste mais seule et unique vecteur de sa vision du monde. Contrairement à Madame et Monsieur-tout-le-monde, le fanatique ne veut accepter aucun compromis avec sa croyance, sinon elle ne serait pas vue comme véritable ou sincère. En ce sens, « le fanatique est plus rationnel que l’homme ordinaire ». Parfois à la recherche « d’une identité sociale forte, porteuse de sens et de gloire dans un monde terne » selon Scott Atran, le futur extrémiste vit son adhésion à une croyance extrême comme un nouveau départ. C’est pour lui un moyen de se construire une nouvelle identité, d’avoir une deuxième chance.
A l’image des fanatiques islamistes, la frustration peut ainsi susciter une vocation pour la radicalité. En se rattachant à la « famille » imaginaire des musulmans prétendument opprimés par l’Occident (avec la colonisation et l’esclavage, puis maintenant avec les frappes contre Daech en Irak et en Syrie), les fanatiques islamistes sont convaincus qu’ils ont une revanche à prendre. Inspirés par une rhétorique conspirationniste, ils n’hésitent pas à déclarer que le monde occidental a toujours comploté contre le monde musulman – complot soi-disant exacerbé avec la création d’Israël.
La pensée extrême, un mal de la modernité ?
Souvent mûs par un désir de notoriété, les extrémistes peuvent troquer leur sentiment de déclassement contre la conviction d’avoir été élu pour accomplir de « grandes choses ». Selon Gérald Bronner, ils pourraient être symptomatiques du mal de nos sociétés modernes, qui permettent à chacun de croire à un destin hors du commun. En reposant sur le mérite et l’égalité pour tous, nos démocraties prétendent que tout le monde a sa chance et renforcent les aspirations de chacun. Pourtant, les places au sommet et à l’élite de la société n’augmentent pas. Notre époque crée irrémédiablement des déçus d’un monde matériel dont certains extrémistes avaient tant espéré, et qu’ils préfèrent désormais mépriser.
Les professeurs Fournier et Monroy, auteurs d’un livre sur La dérive sectaire, assuraient que « les gourous [de sectes] incarnent la révolte fondamentale contre le sort qui nous est réservé ». Avant d’être gourous, quelques uns avaient espéré réussir dans d’autres domaines. Alors que le fondateur de l’église de la scientologie Lafayette Ronald Hubbard avait d’abord entamé une carrière d’écrivain, le leader de la secte des Davidiens David Koresh a eu une carrière manquée d’acteur et de rockstar. Quant à l’extrémiste islamiste Mehdi Nemmouche, auteur des attentats du musée juif de Bruxelles en mai 2014, il disait rêver de passer dans l’émission de France 2 « Faites entrer l’accusé », selon son ancien prisonnier Nicolas Hénin, retenu comme otage par Daesh pendant dix mois.
L’extrémiste adhère encore à un système de valeurs
Pour autant, malgré leurs croyances extrêmes, « les valeurs de l’homme ordinaire n’ont pas disparu de l’esprit de l’extrémiste le plus sanguinaire (sinon, comment certains pourraient se repentir ?) », explique Gérald Bronner.
Au contraire, « l’extrémiste ne méconnaît pas le mal. Il s’autorise à enfreindre des règles morales au nom d’injustices auxquelles il est davantage sensible. Il peut donc déroger sans hésitation une valeur à laquelle il adhère par ailleurs. »
L’anthropologue Scott Atran confirmait ces propos, en assurant que « dès lors que l’on est convaincu [du bien-fondé] d’une mission, la violence ne constitue plus un obstacle. Au contraire, elle devient sublime et valorisante. […] Être prêt à mourir pour tuer d’autres personnes demande une foi profonde dans la moralité de ses actions. » La terreur peut ainsi devenir « une arme des crises politiques », considérée comme plus efficace et utilisée autant lors de la révolution française que par les extrémistes anarchistes. Bien avant les fanatiques islamistes, certains anarchistes ont en effet décidé de s’en prendre aveuglément à la foule, comme Emile Henry lors de l’attentat du café Terminus en 1894.
« L’extrémiste est bien plus conformiste que l’homme ordinaire »
Mais, même si la pensée extrême peut être justifiée par les fanatisques en invoquant leur soif de combattre des prétendues injustices, comment une croyance aussi inconditionnelle peut-elle perdurer ? Au vu des sacrifices importants qu’elle implique (l’extrémiste s’auto-exclut de son ancienne vie sociale et déroge à son système de valeurs), ce dernier a constamment besoin de justifier son adhésion, et ses doutes sont une menace perpétuelle à la survie de sa croyance. En penchant souvent pour une vie communautaire presque indispensable à la pérennité d’une croyance telle, il ne peut que difficilement être influencé par des idées extérieures.
D’autant que le fanatique peut avoir adhéré à la croyance extrême par l’intermédiaire de sa famille ou de ses amis. En effet, les « cellules terroristes » islamistes sont loin d’être des groupes ultra structurés autour d’un leader charismatique. Au contraire, « il s’agit le plus souvent de groupes d’amis qui se sont radicalisés ensemble », soutient Gérald Bronner. A ce titre, le sociologue Marc Sageman a montré dans une étude de 2004 que 70 % des individus ayant rejoint al-Qaïda l’avaient fait sur la base d’une relation amicale, à l’image des membres de la cellule islamiste de Lunel, qui se sont connus au collège et jouaient au basket ensemble.
Mais, depuis 2004 et le terrorisme islamiste d’al-Qaïda, la menace a changé de nature. Désormais, l’organisation Etat islamique s’est imposée, et est le symbole des possibilités décuplées qu’offre Internet. En créant des communautés virtuelles happant ceux qui s’intéressent aux idées de Daesh, Internet constitue un moyen inédit de sensibiliser de nombreux individus aux idées radicales. Aujourd’hui, avec la toile, chacun peut échapper au contrôle social exercé par ses proches, et découvrir facilement des idées pourtant peu répandues dans l’espace social, comme des pensées extrêmes.
Gérald Bronner, La pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Puf, 2016.
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