Un homme se souvient d’un ami de jeunesse abonné aux causes perdues. Cinéaste et écrivain, Bertrand Schefer signe un court roman délicat et mélancolique.
Le narrateur du roman de Bertrand Schefer est un “je” dès les premières lignes, mais aussi, plus générique, un type d’une quarantaine d’années, résumé à la façon d’un synopsis de film qui ne sera jamais tourné : “De retour pour quelques jours à Paris, sa ville natale, un homme se penche sur ses années de jeunesse et tente de retrouver l’ami avec lequel il partageait dans l’insouciance ses rêves idéologiques et artistiques.”
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Bertrand Schefer se tient debout devant un cénotaphe qui est tout autant celui d’un cher disparu, prénommé Martin, que celui d’une génération fatalement perdue : avoir 20 ans dans les années 1990, etc.
Un fantôme d’homme
Se pencher, c’est prendre le risque du vertige. De fait, le narrateur-enquêteur sombre dans une tombe vide. Mais comme pour l’Alice de Lewis Carroll, ce qui vaut le coup, c’est la chute et pas son aboutissement dans un pays des merveilles plus ou moins cauchemardesque. Tout ce qu’on chope d’encourageant au passage du passé et qui nous arme pour le présent. Se souvenir, c’est s’inventer des souvenirs.
Du coup, on ne se demande guère si le propos est biographique ou romanesque, voire une tambouille des deux, et c’est heureux pour nos paupières de lecteur, alourdies par tant d’autofictions qui, pauvres Polichinelle, exhibent le lamentable secret du vécu comme gage de qualité.
Le récit est attelé à un tombereau qui s’enlise dans la débâcle des reconstitutions divaguantes, chargé d’un fardeau d’autant plus pesant qu’il est invisible : un fantôme d’homme, plus ou moins tangible au gré de ses apparitions-disparitions, “un copain d’autrefois” comme on dit sur les sites de retrouvailles à la con. Décrété ami idéal, ce soi-disant Martin cristallise “un destin qui aurait pu être le nôtre, même si ça semble impossible”.
Métempsychose vaudoue
Martin est en effet un impossible irréductible tandis qu’au fil du temps ses proches, amis ou parents, se soûlent à la vinasse des petits arrangements : “Chacun est si prudent aujourd’hui, tout est si calculé.” Un Rimbaud “radicalement sans œuvre”, suicidé d’une société qui l’expédie chez les SDF ou l’abonne aux hôpitaux psychiatriques. Un ravagé, un illuminé, un emmerdeur. Mais dont la maladie est un point de vue vivant sur nos prétendues hygiènes de vie.
Martin est notre frère ennemi, notre jumeau ultra qu’il convient de faire parler ou de renvoyer à son silence, “avant que tout disparaisse”. Et c’est la plus belle page du roman quand, lors de l’incinération du père de Martin, où le fils est plus que jamais absent, le narrateur, au terme d’une cérémonie de métempsychose quasi vaudoue, peut écrire, ose écrire : “A cet instant, je comprends qu’ici et maintenant, je suis là à sa place, je tiens lieu de lui, je suis lui, là pour lui.”
Martin (P.O.L), 94 pages, 8 €
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