Quand certains apprécient la blancheur et la propreté des salles d’exposition, d’autres leur préfèrent la pénombre et la décrépitude des lieux abandonnés, vestiges architecturaux de notre histoire moderne. L’exploration urbaine ou « urbex », s’est imposée depuis quelques années comme une véritable discipline, grouillant de profils et de démarches, colonisant la photographie d’art autant que les grandes pages de l’histoire.
Faisant fi des frontières et profitant du vide juridique entourant le concept de violation de la propriété privée, les adeptes de l’urbex pullulent à travers le monde et principalement dans les pays « développés », riches viviers de friches industrielles, grands ensembles à l’abandon et autres châteaux ou manoirs tombés dans l’oubli, faute d’entretien ou simplement de lieux difficiles d’accès. Jouissant d’une place de choix dans le paysage de l’exploration urbaine, l’Hexagone offre une variété étonnante de lieux abandonnés : catacombes, manoirs, asiles, hôpitaux, églises, usines, mines, carrières, bases militaires, hôtels, toits d’immeubles, grandes demeures ou petites maisonnettes …
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De l’atlas à la Google Map
L’exploration urbaine est née au début des années 90 aux Etats-Unis, principalement dans les grandes villes industrielles sur le déclin. Là-bas, les pionniers de l’urbex pouvaient alors compter sur des décennies de capitalisme forcené. La société américaine préférant souvent l’abandon à la réhabilitation. C’est un américain, Jeff Chapman, plus connu sous le pseudo de Ninjalicious, qui popularisa la discipline et sa dénomination, notamment grâce au fanzine qu’il lance en 1996, Infiltration. Il y propose autant de techniques et de méthodes que de sujets journalistiques à destination de l’explorateur rookie comme du bourlingueur confirmé. En France, bien avant que ne soit popularisée cette pratique, nombreuses étaient déjà les hordes de rockeurs, d’étudiants ou drôles de zig à descendre dans les catacombes parisiennes pour y organiser des concerts, réunions secrètes, bizutages et autres soirées clandestines. Jusqu’au début des années 2000, les membres de cette petite communauté se connaissent à peine mais profitent encore de la clandestinité qui entoure leur hobbie : des lieux inconnus, déserts et vierges de toute présence humaine depuis des décennies.
Et puis, comme à chaque fois… « L’arrivée d’internet, puis de la photographie numérique, a complètement chamboulé les règles et les méthodes, se souvient Thomas Jorion, photographe professionnel depuis une dizaine d’années et spécialisé dans l’immortalisation des lieux rattrapés par le temps. Internet a fait prendre conscience que personne n’était jamais vraiment seul à faire quelque chose d’atypique ». C’est le tournant. Plusieurs explorateurs ouvrent des blogs et se lancent dans la documentation photographique de leurs découvertes. Les forums sur le sujet se multiplient et les explorateurs se rencontrent.
« À l’époque, il y avait notamment un type, Tim, qui animait une petite communauté autour de quelques rares sites internet dédiés à l’exploration urbaine. Son site s’appelait Glauque-Land, » raconte Romain Meffre, jeune moitié d’un duo de photographes français, autres pointures hexagonales des clichés de lieux abandonnés.
« C’était très simple de rentrer en contact à ce moment là, étant donné la taille réduite de la communauté« , se remémore Yves Marchand, l’aîné du duo. Pourtant les débuts d’internet sont balbutiants et il est parfois plus simple pour Yves et Romain de trouver leurs premières ruines grâce à un vieil atlas de la France. Mais depuis qu’internet est devenu tout puissant, la donne a radicalement changé.
Aujourd’hui, la communauté des explorateurs est bien loin de sa taille initiale. Des milliers d’adeptes sont à l’affût de « nouveaux » terrains d’exploration, fouillant le web et suivant de prêt l’actualité (délocalisation d’usine, projets de réhabilitation, fermetures de grands ensembles …). Certains endroits, alors connus d’une poignée d’adeptes, se transforment vite en cour des miracles. Nicolas T, 18 ans, fait partie de la jeune garde d’explorateurs, celle qui a grandi avec internet et ses usages, boulimique de visites et de découvertes, utilisant les réseaux sociaux comme lieu d’échange et de partage de ses aventures et reportages. Il est régulièrement confronté à cette explosion de popularité de la discipline. « Par exemple, j’ai été l’un des premiers à découvrir le ‘Château sous les nuages’, un vieux manoir abandonné près de Paris, explique le jeune homme.
« Il restait énormément de chose à l’intérieur, de la vaisselle, de la décoration, du mobilier, des jouets, de la nourriture … J’ai tout photographié, puis j’ai diffusé les photos sur ‘Accès Interdit’, ma page Facebook dédiée, sans pour autant indiquer l’emplacement ni diffuser de photos de la façade. Mais un mois plus tard, lorsque je suis retourné là-bas pour faire d’autres photos, des centaines de personnes étaient venues depuis. C’était devenue une véritable autoroute. Aussi, tout a été pillé, cassé, dégradé « .
Tagueurs, squateurs, brocanteurs, ferrailleurs, touristes du dimanche, explorateurs en herbes, le petit monde de l’exploration urbaine a bien grandi depuis qu’internet est passé par là.
Du sol au plafond, le poids de l’histoire
Tim, 36 ans et fondateur de Glauque-Land justement, fait partie de la génération d’explorateurs qui a vu éclore sur internet le terme « urbex » et ses néologismes : « urbexeur », « urbexer », « en urbex »… Il se souvient d’une époque où une poignée de sites web se partageaient les quelques mégaoctets dédiés au sujet. « Forbidden Places », « Dark Passage », « Cyber Cata » étaient les plus populaires. « Des sites de niche, avec une série de photos par mois, et très peu d’explications sur les lieux visités », raconte le Parisien. Lorsque certains choisissent d’occulter l’environnement qui entoure les lieux ou leurs contextes historiques, Tim préfère de loin en « raconter l’évolution à travers les époques et les activités qu’ils ont accueillies à certains moments, trouver des images d’archives et des vues satellite, questionner les voisins et anciens occupants, puis recouper tout ça », explique-t-il avec entrain. « Il y a quelque chose du devoir de mémoire peut-être ou d’un souci d’apporter de l’information« . Son site web, créé en 2002, et qui mêle titres romanesques, longues narrations, anecdotes historiques, photographies et planches de BD, a fini par devenir un véritable essai cartographique de l’urbex francilienne.
« Je pense être le seul à proposer le triptyque texte, photographie et BD. J’adore documenter mes explorations, alors pourquoi gâcher une occasion en or de raconter une histoire », précise Tim.
Raconter des histoires, c’est aussi ce que s’attachent à faire Yves Marchand et Romain Meffre. Théorisant à l’envie leur discipline à mesure que le temps passe, les deux compères parlent d’une même voix :
« La démarche historique, si on peut la nommer ainsi, prend de plus en plus de place dans notre travail, tout particulièrement lorsque nos photos sont les dernières traces d’un bâtiment qui n’existe plus. On touche toujours à l’histoire dans l’Urbex », explique Yves.
« On peut dire qu’il y a trois niveaux historiques : celui du bâtiment utilisé, exploité ou habité ; celui correspondant à la période de son abandon ; enfin celui de sa réhabilitation, de sa transformation ou de son après-destruction« , sur-enchérit Romain. De Gunkanjima, l’île « cuirassée » japonaise, aux théâtres de Détroit, en passant par la Bulgarie ou les friches industrielles belges, leurs zones d’étude ne cessent de s’étendre. Mêler la démarche artistique à l’histoire de ses sujets, voilà l’objectif de cette espèce de photographes urbains, particulièrement sensible à la charge historique et sociologique de leurs clichés.
Amateur des vestiges de « notre récent passé »
Pierre-Henry Muller fait aussi partie de cette « vieille garde » qui a vu se dessiner les contours de l’exploration urbaine. Depuis une vingtaine d’années, du cimetière marin de Landévennec au sous-marin russe Black Widow, du Bunker parisien de la gare de l’Est à la mine de fer pyrénéenne ou la décharge de pneus de Lachapelle Auzac… Le garçon escalade, plonge ou rampe pour accéder à ces Graal oubliés. La semaine, Pierre-Henry est patron d’une boîte d’informatique et père de famille. Les weekends et sur son site web, Boreally Urban Exploration, il se mue en archéologue amateur des vestiges de « notre récent passé ».
Une nuit, il embarque son équipe de volley pour une fondue savoyarde dans les tréfonds d’une ancienne carrière, enfouie sous plusieurs dizaines de mètres de roches calcaires. Après un festin aux bougies, les convives partent explorer les immenses galeries souterraines à la lumière des frontales, et gambader sur la terre battue en écoutant les récits de l’historien du soir :
« La région parisienne pullule de carrières souterraine. Par exemple, la carrière située sous la pleine de Montesson, à Carrière-Sur-Seine, est l’une des plus grandes de l’ouest parisien, située entre la gare de Sartrouville et l’A14. Du Ve au début du XXe siècle, on y exploitait les roches calcaires, des marnes et des liais. Puis, jusqu’au début des années 2000 la myciculture, culture du champignon, et le maraîchage ont remplacé l’extraction de la pierre. Les galeries ont aussi servi à stocker des torpilles allemandes pendant la Seconde Guerre Mondiale. Aujourd’hui elles abritent également un immense bunker, toujours utilisé par l’armée française », vulgarise-t-il sans une once d’hésitation.
Sous des plafonds plus lumineux, Thomas Jorion a choisi de s’intéresser à un sujet tout aussi déserté que les lieux qu’il visite : l’architecture coloniale.
« À force de voyager, j’ai observé que la France avait laissé énormément de traces et de témoignages architecturaux de son passage ou de sa présence dans le monde. Aussi, j’ai noté que la plupart étaient en très mauvais état, un état de décadence. »
Un grand nombre de ces bâtiments ont été rétrocédés, faute de financement et de présence sur place de l’Etat français. « C’est un sujet, qui mêle l’histoire, l’architecture et le social. Je peux raconter les contextes de construction et d’abandon, les phases d’occupation et leurs diverses utilisations à travers les époques ». L’histoire des ruines est donc aussi celles des sociétés qui les ont bâties ou abandonnées. D’une civilisation, d’un pays ou d’une époque à l’autre, les rapports qu’entretiennent les hommes avec leurs constructions sont radicalement différents.
« En Italie, de nombreux palais sont comme figés volontairement dans une époque révolue. L’abandon y est comme cultivé. En Chine, pour des raisons historiques, démographiques et surtout économiques, la politique est totalement différente : la glorification du passé architectural est quasi-inexistante. Lorsqu’un vieux bâtiment commence à se désagréger sérieusement, les autorités ou les entrepreneurs recouvrent toute la structure d’immenses bâches vertes et détruisent discrètement l’ensemble », explique le photographe dragueur d’histoire.
Quant à la France, pays-musée par excellence, une politique de préservation y est appliquée de manière très contraignante. Les bâtiments deviennent des monuments et les particularismes architecturaux sont hissés au rang de patrimoines historiques inviolables. Ainsi, dans ces contextes et ces lieux aussi mouvants qu’instables, un style photographique a pourtant émergé, popularisant un peu plus encore la pratique de l’urbex et le goût prononcé de certains photographes pour la nature morte.
La photographie de ruines, un genre à part entière
« Une photo, autant qu’un bâtiment sans histoire, n’a pas de valeur, juge Pierre-Henry Muller. Je ne publie jamais de photo si je n’ai rien à raconter dessus. C’est pour cela que depuis 10 ans, je conserve de très belles photos de lieux abandonnés. Elles montrent beaucoup, mais ne racontent rien ». Depuis la démocratisation d’internet et du matériel photographique numérique, la majorité des explorateurs urbains se sont mis à documenter leurs visites par l’image, ne serait-ce que pour garder une trace du lieu ou un souvenir de leur visite.
Sur leurs sites web, blogs, pages Facebook ou Instagram, et à l’heure où les bâtiments eux aussi se consomment et se tartinent au kilomètre carré, des milliers de clichés forment un inventaire gigantesque de la ruine et de l’abandon du bâti français et international. Certains en ont fait leur métier, participant à créer un véritable genre, avec ses règles et ses outils, ses lieux d’exposition et ses ambassadeurs reconnus. « En France, il y a assez peu de photographes professionnels sur ce créneau. Il faut-être innovant, ne serait-ce qu’en terme de choix des lieux », explique Thomas Jorion.
« Avoir démarré cette activité dans les premiers, prendre son temps pour la mener à bien et travailler dans une logique de séries photographiques, sont des choses auxquelles les amateurs de photo et les galeries sont sensibles. Les gens savent faire la différence. »
Sur ce terrain photographique, franchement concurrentiel et globalement amateur, faire son trou nécessite rigueur et originalité. « On a visité plusieurs endroits avec Thomas Jorion, se souviennent Yves Marchand et Romain Meffre. C’était sympa de faire ça à trois mais on a dû arrêter. Les points de vue de nos clichés commençaient à se ressembler. C’est là l’un des principaux écueils de ce type de photographie ».
Tous les trois travaillent à la chambre argentique, un procédé ancien et plutôt académique. La méthode est d’une précision étonnante, permettant d’aiguiser les détails et d’offrir à la lumière toute la place qui lui revient. De plus, les images doivent acquérir la puissance contextuelle qui les rendra uniques. « Nos photos ne donnent jamais à voir de fantasme sur les lieux. Un cliché correspond à une vue, un angle spécifique devant lequel nous nous trouvions, explique Romain. Yves ajoute: « Le but est de résumer en un seul cliché l’atmosphère générale des lieux ». C’est d’ailleurs à ce moment que le texte qui accompagne l’image prend tout son sens. Sans prendre le dessus sur celle-ci, la biaiser ou la détourner, il doit l’accompagner et renforcer son propos.
« Dans leurs légendes, certains photographes décrivent une époque flamboyante, mais ils accolent un champ de ruines à ce contexte. La conclusion est qu’il ne reste rien de ce moment de gloire. C’est un constat d’échec, souligne Yves. Nous préférons que nos images comportent un maximum d’informations et qu’elles soient un objet narratif à elles seules. »
Lorsque certains photographes, amateurs comme professionnels, fabriquent des ambiances et des univers, calfeutrent, saturent leurs images d’une couleur inexistante sur les lieux ou déplacent des objets, d’autres, comme Thomas Jorion, Yves Marchand et Romain Meffre, mais aussi Vincent J. Stoker, Christian Richter ou encore David de Rueda, font le choix de l’objectivité en rendant compte de l’essence de leurs sujets : le temps et son écoulement perpétuel.
« En faisant ce métier, tu prends conscience du passage du temps et du caractère éphémère des choses matérielles. On peut d’ailleurs identifier certains symboles des Vanités dans nos photos : des glaces, des papiers et des objets rongés par les moisissures, des instruments de musique … On retrouve régulièrement cette impression de ‘nature morte’. »
De son côté, Tim revendique pleinement son statut de photographe amateur. Pour autant, il semble avoir adopté tous les tics de ceux qui ont fait de l’exploration urbaine leur gagne-pain : ne rien déplacer, ne rien casser, ne rien prendre, ne pas révéler l’emplacement des lieux. Avant d’être photographe, Tim est un explorateur pur jus, de ceux qui se taillent une solide réputation en honorant ces quelques règles rudimentaires, déjà édictées dans les années 90 par le père fondateur, Ninjalicious.
« Au-delà de l’urbex qui est devenue un phénomène et une pratique assez mainstream, la photo de lieux à l’abandon se dresse à présent comme un genre presque à part entière, une sous-catégorie au même titre que la photo animalière ou le portrait », conclut Yves Marchand.
Plus question de profil ou de génération. Par leur vision artistique, leur démarche historique ou leur web-notoriété, Thomas Jorion, Yves Marchand, Romain Meffre, Pierre-Henry Muller, Tim ou Nicolas T, tous participent à faire de l’urbex une pratique bien dans son époque, à la fois riche et mouvante, aussi alternative que populaire.
Victor Branquart
Expositions :
Thomas Jorion : Galerie Insula, jusqu’au 12 décembre 2015 / Galerie Melting Art, 34 rue de la Halle, 59800 Lille, jusqu’au 12 décembre 2015.
Yves Marchand et Romain Meffre : Ma Samaritaine 2015 (expo collective), 67-73 rue de Rivoli, jusqu’au 20 décembre 2015
Exposition THEATERS au Provinciaal Cultuurcentrum Caermersklooster, Gent (Belgique), jusqu’au 3 janvier 2016.
Livres :
. Silencio, le livre photographique de Thomas Jorion, explore l’étrangeté silencieuse des constructions délaissées par l’homme.
. Dans Detroit, vestiges du rêve américain, Yves Marchand et Romain Meffre pointent leur objectif sur les movie theaters américains.
. Tim est également auteur d’une BD, Quotidien Survival.
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