Connu de tous les sympathisants de la pensée critique et de la gauche radicale, le Lieu-dit traverse une situation financière critique.
Les révolutionnaires de 1789 avaient le Club des Jacobins, les communards leurs réunions publiques salle Tivoli-Vauxhall, les syndicalistes-révolutionnaires leurs bourses du travail… Les équivalents contemporains de ces lieux de rencontre et d’échanges politiques se font rares à Paris. Depuis 2004, les réfractaires de tous poils ont pourtant trouvé un point de rendez-vous privilégié : le Lieu-dit. Situé en plein cœur de Ménilmontant, dans le 20e arrondissement, l’endroit a tout d’un restaurant-bar classique en plein jour. Mais en début de soirée, il se transforme régulièrement en “café intellectuel politique”, selon les mots employés par Frédéric Lordon, directeur de recherche au CNRS, un habitué.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Quatre fois par semaine en moyenne tout au long de l’année, sa salle principale se remplit pour laisser place à des conférences-débats, des projections, des expositions, ou encore des salons du livre politique. “L’objectif premier était de créer un lieu d’échange de la pensée critique, explique Hossein, propriétaire du lieu, en sirotant un café. Je sentais qu’il manquait un endroit totalement consacré à cela, avec une liberté d’initiative et d’action totale”.
« Le Lieu-dit est plus que nécessaire dans le contexte politique actuel »
Mais cette liberté a un prix, et l’activité économique de ce restaurant unique en son genre ne suffit plus à le payer. Ce 14 janvier, le fondateur des éditions La Fabrique Eric Hazan, et l’économiste Frédéric Lordon – tous deux amis d’Hossein et associés à son rade politique – ont tiré la sonnette d’alarme en diffusant un appel “Pour le Lieu-dit” que nous retranscrivons intégralement :
“Depuis 12 années, le LIEU DIT tient à Ménilmontant, rue Sorbier, un double rôle. D’un côté, c’est un restaurant, plus amical que beaucoup, mais qui n’est pas seul de cette espèce dans le quartier. De l’autre, c’est un lieu de rencontres autour de livres, de figures d’une gauche qu’on dit radicale pour ne pas dire révolutionnaire, de débats, de projections de films, de concerts. Ce rôle-là est devenu essentiel au fil des années : le LIEU DIT est plus que nécessaire dans le contexte politique actuel, il est indispensable. C’est là que nous nous retrouvons les soirs où ‘il se passe quelque chose’, là que nous avons pu voir débattre, discuter parfois âprement des individus tels qu’Alain Badiou, Daniel Bensaïd, les Pinçon Charlot et bien d’autres.
L’activité rémunératrice – le restaurant – est handicapée par les réunions politiques qui occupent plusieurs fois par semaine une grande partie de la place des dîneurs. Pour cette raison, Hossein, qui tient tout sur ses épaules, éprouve en ce moment de sérieuses difficultés financières. L’existence du LIEU DIT est menacée, et nous ne pouvons pas nous en passer. C’est pourquoi nous faisons appel à vous pour que cette aventure unique puisse continuer à nous rassembler et à nous instruire, dans le climat d’amitié qui la rend si précieuse”*.
« S’il venait à disparaître ce serait une tragédie”
Dans une période marquée par le reflux des luttes sociales et la marginalisation des pensées hétérodoxes, le Lieu-dit fait office d’îlot de résistance. Légataire d’une famille politique toujours en proie aux scissions, il fédère, tel un forum ouvert à tous. “Une des propriétés remarquables du Lieu-dit, c’est qu’il est totalement hors boutiques, c’est un lieu orthogonal à toutes les institutions partisanes enregistrées, répertoriées. C’est ce qui fait tout son intérêt”, souligne Frédéric Lordon.
C’est sans doute la raison pour laquelle la revue Ballast l’avait choisi pour son lancement, tout comme la version web de l’émission de Daniel Mermet, Là-bas si j’y suis. L’existence de cet endroit est d’autant plus cruciale pour la gauche alternative que le contexte ne lui est pas favorable, et que toutes les occasions de convergences et d’hybridations sont bonnes à prendre.
D’une certaine manière, le Lieu-dit raconte l’histoire de cette gauche dans un contexte d’offensive du néolibéralisme : “Depuis les années 1990, la gauche progressiste et révolutionnaire traverse une crise générale, dont l’une des dimensions est organisationnelle, contextualise le sociologue Razmig Keucheyan, auteur de Hémisphère gauche, cartographie des nouvelles pensées critiques (La Découverte). Le Lieu-dit tient lieu de substitut à cela : il est crucial pour le débat d’idées et pour les rencontres politiques. S’il venait à disparaître ce serait une tragédie car la crise des organisations s’approfondirait encore”.
« Le Lieu-dit fonctionne avec zéro euros de subvention, et zéro minute de bénévolat”
Pour se rendre compte de l’importance du Lieu-dit dans la cartographie militante parisienne, il suffit de se reporter au 27 novembre 2014. Ce soir-là, Eric Hazan et Frédéric Lordon venaient présenter le nouvel opus du Comité invisible, A nos amis. Ils ont été submergés par la foule : nombreux furent les curieux forcés d’assister au débat de l’extérieur.
“C’est une cause de salut public qu’il y a à défendre, estime Frédéric Lordon. Le Lieu-dit est la métonymie de ce que devraient être les nouvelles formes de la politique : cela se passe dans l’espace public, et dans un milieu populaire – bien qu’il ait la sociologie de son programme. C’est un lieu où se mêlent l’intellectualité et la politique, où se rencontrent des travaux universitaires orientés par des intentions politiques, et qui rassemble un public pas du tout universitaire.”
Hossein aurait pu profiter du succès des événements qu’il accueille pour demander aux organisateurs une contribution financière, en compensation des dîners non servis. Il s’y est refusé. Ce grand homme au visage émacié, aux yeux noirs et rieurs a des principes : “Dès le départ j’ai voulu garder le principe de gratuité, aussi bien pour le public que pour les organisateurs, de façon à ce qu’il n’y ait pas d’obstacle. Le Lieu-dit fonctionne avec zéro euros de subvention, et zéro minute de bénévolat”. Aujourd’hui il déplore une “situation de trésorerie très critique”, mais pourra compter sur l’entraide de ses camarades, nombreux à avoir profité de la convivialité de cet ultime bastion de la gauche alternative à Paris.
*Les dons sont à envoyer à l’Association des Amis du Lieu-dit, 6, rue Sorbier 75020 Paris.
{"type":"Banniere-Basse"}