Cannibalisme, maladie, voyeurisme, technologie et sexe : David Cronenberg réactive ses vieilles obsessions dans Consumés, son premier roman. Une curiosité littéraire à la liberté délirante.
Cannibalisme, maladie, voyeurisme, technologie et sexe : David Cronenberg réactive ses vieilles obsessions dans Consumés, son premier roman. Une curiosité littéraire à la liberté délirante.
A 72 ans, David Cronenberg a le même enthousiasme touchant que tout jeune romancier publiant son premier livre : il n’en revient tout simplement pas d’avoir réussi à l’écrire, et a déjà très envie d’en écrire d’autres. “Quand Penguin m’a proposé un contrat, je n’ai pas fixé la barre très haut : que mes phrases soient compréhensibles et que le roman soit lisible, c’est tout ce que j’espérais.”
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En jean et haut de jogging gris, un peu largué dans le luxe convenu de l’hôtel où il séjourne, il affichera une humilité désarmante pendant tout l’entretien. Consumés est une curiosité littéraire, extravagante de liberté.
“J’ai fait du cinéma par erreur”
Mais qu’est-ce qui pousse un cinéaste confirmé à s’essayer à un autre médium ? On pense à une crise cinématographique, un passage à vide à la David Lynch : “Non, j’ai tourné quatre films pendant que j’écrivais Consumés, et puis ça fait cinquante ans que je veux écrire. Mon père était écrivain et journaliste.
“Adolescent, j’ai écrit des nouvelles, mais on y sentait trop l’influence de mes écrivains préférés, Nabokov et Burroughs. Alors, dans les années 1960, je me suis mis à filmer : dans ce champ, je me sentais plus libre, je pouvais vraiment m’exprimer. Warhol avait ouvert la voie d’un cinéma underground : il suffisait de prendre une caméra et de filmer ce qui se passait autour de vous. Mais je ne pensais pas que j’allais continuer. J’ai fait du cinéma par erreur.”
Retrouver l’inspiration hallucinée de ses premiers films
Si son cinéma s’est assagi depuis A History of Violence en 2005, la littérature semble lui offrir le moyen de retrouver l’inspiration hallucinée de ses premiers films : Consumés ressemble à un concentré des obsessions qui ont fait son style, un carambolage délirant de Faux-semblants, Crash et eXistenZ.
Cannibalisme, trafic d’organes, maladies, sexualité fétichiste, amputations, nouvelles technologies, et comme si ça n’était pas suffisant, une histoire d’espionnage nord-coréen en guest-star, “qui m’est venue pendant que j’écrivais. Je n’avais pas planifié tout le livre à l’avance. J’adore être surpris. Et c’est pareil quand je tourne : les acteurs peuvent influer sur un film en me faisant des suggestions. Hélas, aujourd’hui, on vous demande de plus en plus de tout planifier avec des story-boards. A la manière d’Hitchcock qui prévoyait tout. Mais je n’aime pas travailler comme ça.”
Roman sur le vrai et le faux
L’histoire est trop compliquée pour pouvoir la résumer à un “pitch”, et c’est cette complexité qui a poussé Cronenberg à en faire un roman et pas un film. “Et ne croyez pas les rumeurs qui circulent sur le net : je ne vais pas l’adapter au cinéma.” Internet et les écrans sont d’ailleurs au centre de ce roman sur le vrai et le faux, sur la distorsion d’une réalité qui se fabrique et se répand en simulacre via la toile, pour être recueillie puis encore propagée par des journalistes de plus en plus accros à Google et YouTube.
“Confronter deux jeunes Américains naïfs à deux vieux Européens décadents, un peu à la manière d’un roman d’Henry James”
Nathan, journaliste médical, et Naomi, qui enquête sur des crimes, sont bardés d’outils high-tech en tout genre. Les deux amants ne se retrouvent que quelques heures au gré de leurs voyages, le temps d’une scène de sexe où leurs caméras seront de la partie – le reste de leur liaison se réduit à des échanges par Skype. Bref, via écrans, encore.
“Mon idée de départ, c’était de confronter deux jeunes Américains naïfs à deux vieux Européens décadents, un peu à la manière d’un roman d’Henry James. De faire coïncider le monde d’aujourd’hui, avec Nathan et Naomi rompus aux nouvelles technologies, et celui d’hier, celui des idées et de la philosophie.”
Roman à idées écrit sous LSD
Les deux Européens décadents sont un couple de philosophes parisiens qui partagent leurs amants. Derrière Célestine et Aristide Arosteguy se devinent les fantômes de Sartre et Beauvoir, mais aussi d’Althusser. Le corps de Célestine a été retrouvé à moitié dévoré. Principal suspect, son mari a fui au Japon. Pendant que Naomi le retrouve et entame une liaison avec lui, Nathan s’éprend de la fille d’un docteur spécialiste des MST, qui découpe sa propre chair et la mange. Le tout sera, très bizarrement, lié.
L’écriture de Cronenberg est aussi froide, sans affect, que sa façon de filmer. Consumés ressemble à un roman à idées écrit sous LSD. Un livre hanté par le consumérisme, technologique autant que physique, réel comme virtuel, allié au voyeurisme et à l’exhibition. “Je vais être freudien : notre besoin d’être vus remonte à l’enfance. Nous avions besoin d’être vus par notre mère, notre père. Aujourd’hui, nous pouvons l’être de tous grâce à internet. Internet a pris la place de nos parents.”
Consumés (Gallimard), traduit de l’anglais (Canada) par Clélia Laventure, 384 pages, 21 €
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