En quelques déclarations chocs et images ambiguës, David Bowie brouilla les genres dès 1970, mettant ainsi au jour une culture underground et subversive : le queer.
Dans une chambre, une silhouette pose, étendue sur une méridienne. Le cuir épais des bottes, l’élégance de la robe en soie blanche aux motifs bleutés, la cambrure délicate : la posture, très classique, dit la féminité. Ce n’est qu’avec le visage, encadré par de longs cheveux ondulés et blonds, que l’image révèle sa profonde ambiguïté : l’être contemplé n’est pas une femme, mais un homme. En haut à droite, écrit en lettres déliées, le titre du disque : The Man Who Sold the World.
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A sa sortie en 1970 aux Etats-Unis (1971 en Grande-Bretagne), cette pochette est un énorme scandale. Révulsés, les Etats-Unis la censurent. Elle ressortira en une version plus politiquement correcte, classiquement masculine: un cow-boy, cigarette au bec et fusil coupé sur l’épaule.
Amants partagés avec sa femme
Un an plus tard, le chanteur enfonce le clou dans une interview au Melody Maker : “Je suis gay”, déclare un très badin David Bowie, au sujet duquel de folles rumeurs circulent depuis qu’il est devenu Ziggy, porte des plumes, les cheveux rouges et des platform shoes, depuis qu’il donne sur scène la pleine mesure de son opéra glam, mimant des fellations torrides avec son guitariste Mick Ronson, et chante des titres aussi camp que Queen Bitch.
Il reviendra sur cette époque dans une longue et passionnante interview accordée à Playboy en 1976 : “Le sexe était encore très choquant. Tout le monde voulait voir le freak. Mais ils ignoraient tous tellement ce que je faisais. On ne parlait quasiment jamais de bisexualité ou d’homosexualité avant que je n’arrive.” Dans l’interview, Bowie raconte des histoires d’amants partagés avec sa femme Angie, et évoque un jeune garçon qu’il aurait, à 14 ans, emmené dans sa chambre et “baisé sur son lit”.
Qu’importe la véracité de ces propos, qu’importe, comme le prétendent beaucoup, si Bowie à ce moment-là se livre peut-être à l’un des plus judicieux storytellings de l’histoire de la pop. Du calcul ? Peut-être. Du courage avant tout. A partir de cette époque, David Bowie, qui n’était jusqu’alors qu’un homme presque comme les autres, très androgyne certes, félin, devient un héros, un pirate du genre. La chose la plus détestable aux yeux de la société, le freak, l’anormal. Pour d’autres, un messie, un corps identificatoire.
Angleterre post-hippie
On ne compte plus les artistes qui racontent la première fois qu’ils ont vu Bowie. “J’avais 13 ou 14 ans, se souvient le styliste Dries Van Noten, c’était une émission de la télé néerlandaise. Je me souviens m’être dit : Mais qu’est-ce que c’est que ça ?” Et Boy George de renchérir : “Je me souviens surtout de Bowie à la télé et de ma grand-mère qui hurlait : C’est dégoûtant, sales pédés.”
Première star queer du rock, Bowie aura contribué à rendre visible et à populariser dans une Angleterre post-hippie, revenue de ses idéaux et déprimée par la crise économique, une culture jusqu’alors très underground et subversive. Elève de Lindsay Kemp, son maître de mime, Bowie s’est en effet familiarisé avec le camp, cette gestuelle et ce sens de la théâtralité développés par les gays. Il a également contribué, via ses chansons, à populariser Andy Warhol, Jean Genet et quelques autres incontournables de la culture homosexuelle.
Première représentation positive de l’homosexualité
Surtout, contrairement à un James Dean (qui avait lui aussi joué médiatiquement avec sa “bisexualité”) emporté par un destin tragique, Bowie est la première représentation positive de l’homosexualité. Pas ou très peu de dimension victimaire chez lui. Tant visuellement que dans les textes de ses chansons, Bowie est porteur d’une flamboyance. “Tu n’arrives pas à être qui tu es ? Tu as des problèmes avec ton père, ta mère, l’armée ? Mets du maquillage, chausse tes talons et sortons ce soir”, semblent en substance dire Ziggy ou Aladdin Sane.
A la dépression identitaire, Bowie oppose l’idée du reboot, d’une identité qui peut sans cesse se transformer et se modeler au gré des désirs et de l’individu. Une performance perpétuelle qui deviendra une des grammaires incontournables de la pop, amplement reprise par Madonna (qui en donnera une lecture capitaliste) ou Lady Gaga (plus postmoderne). Dans les années 1980, le Bowie queer battra en retraite.
Virilité très normée
David aura même quelques déclarations gênantes (parler de sa bisexualité aurait été la “pire erreur”, etc.) sur lesquelles il reviendra encore quelques années plus tard. Mais qu’importe. Sans lui, pas de Queen, de Jimmy Somerville, de Boy George, George Michael, Antony. Sans lui, le rock serait resté ce lieu de fabrication et de validation d’une virilité très normée où les garçons se tapent dans le dos en comparant la taille de leurs guitares et la vitesse de leurs solos.
En refusant systématiquement toute définition normée du genre, en restant dans l’entre-deux et en montrant qu’un homme peut très bien assumer sa féminité, Bowie a peut-être bien donné naissance à cet homo superior dont il chantait l’avènement dans Oh! You Pretty Things. L’humanité tout entière peut lui dire merci.
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