Pourquoi Sean Penn ? Pourquoi le scoop est publié deux jours après la capture du fugitif le plus dangereux d’Amérique ? Qui est l’actrice qui a arrangé la rencontre ? L’interview a-t-elle aidé les autorités à coincer El Chapo, un criminel si puissant qu’il faisait de l’ombre au président Calderón ?
La publication surréaliste dans Rolling Stone, deux jours après sa capture, d’un entretien entre le trafiquant mexicain Joaquín Archivaldo Guzmán Loera dit El Chapo et l’acteur Sean Penn entraîne un torrent de critiques et d’interrogations des deux côtés du Rio Grande.
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Rolling Stone cherche à retrouver du mordant
Au-delà de cet incroyable scoop, il est question de la mémoire bafouée de journalistes mexicains tués en couvrant le conflit ; des motivations de l’ambitieuse actrice qui a arrangé la rencontre, Kate del Castillo. De l’éthique d’un magazine qui, après la publication d’une enquête bidon qui a détruit sa réputation l’an dernier, a changé de direction et cherche à retrouver du mordant. El Chapo n’a jamais donné d’interview de sa vie. Comment donc Sean Penn, certes célèbre, mais ni journaliste ni hispanophone, l’a-t-il obtenue ? Il le raconte longuement avec excitation, force et détails. C’est même le sel de son histoire.
C’est via Kate del Castillo, une actrice connue au Mexique pour avoir incarné, ça ne s’invente pas, la baronne d’un cartel, dans une telenovela à succès, Reina del Sur (2011, bientôt adaptée aux Etats-Unis). Ensemble, ils sont partis rencontrer le trafiquant dans son repaire. Penn date le départ de l’expédition à fin septembre 2015. C’est elle qui a tout arrangé.
La mystérieuse Kate del Castillo
L’actrice est dans les petits papiers d’El Chapo. Elle a gagné la confiance de Joaquín Guzmán (son vrai nom) grâce à des déclarations de soutien provocatrices. En 2012, en pleine offensive du gouvernement contre les cartels, elle assure publiquement faire davantage confiance au puissant baron de la drogue qu’au gouvernement mexicain, qu’elle estime corrompu et l’accuse de nombreux crimes, comme celui de « garder secret les remèdes pour guérir du cancer ou du sida ». Elle renouvellera son soutien à plusieurs reprises.
Séduit, le trafiquant, en cavale depuis une première évasion en 2001 (il avait arrosé l’administration pénitentiaire de « narcodollars », 71 gardiens seront condamnés pour corruption), fait livrer des fleurs à la jeune femme via l’un de ses avocats. Depuis, « la belle et la bête » communiquent par lettres manuscrites et textos Blackberry cryptés.
Entre sa capture en 2014 et sa nouvelle évasion de la prison de haute sécurité d’Altiplano, plusieurs studios hollywoodiens ont cherché à contacter El Chapo pour produire son biopic. Le trafiquant les envoie tous balader. A la place, il contacte l’actrice, et lui demande de produire le film. Del Castillo est le personnage central du reportage et de ses préparatifs. Dans la jungle elle traduit toutes les discussions à Sean Penn (qui, de son propre aveu, sait juste dire « hola et adios » en journée, et « peut-être tenir une conversation en soirée avec quelques bières, mais il faut parler lentement »). Penn la décrit comme « le sésame pour obtenir la confiance d’El Chapo ».
Le trafiquant raccompagne Kate pour « la border »
Dans l’article, Sean Penn décrit aussi comment, lors de la première nuit passée au repaire, le trafiquant (marié à une miss Sinaloa de 26 ans qui lui a donné deux jumelles) raccompagne Kate dans ses quartiers pour « la border ». Le parrain a-t-il commis une erreur en cajolant del Castillo ? Ce serait sidérant, de la part d’un chef d’armée évadé deux fois, qui a semé la DEA et les services spéciaux mexicains pendant treize ans tout en faisant la guerre aux cartels concurrents.
C’est une question importante qui n’a pas encore de réponse. Mais ce samedi, la veille de la publication de l’article, le magazine Variety rapportait que ce sont les démarches d’une équipe de production qui ont conduit à son arrestation par les forces spéciales mexicaines.
La nature trouble des relations entre Kate del Castillo et Sean Penn
Quant à la nature des relations entre l’actrice et Sean Penn, un détail de l’article pose question. Lors du périple en direction de la jungle où se planque El Chapo, le climax de l’histoire est approché quand Sean Penn fait une sorte de placement produit comme dans une série. Les acteurs trinquent avec une marque de tequila que Penn cite, et dont Kate del Castillo est l’ambassadrice (elle la met en avant presque quotidiennement sur son compte Instagram). Kate del Castillo a-t-elle exigé cette condition en échange de ses services ?
Les voix les plus remontées contre l’article viennent de journalistes qui couvrent le conflit entre cartels au quotidien, des deux côtés de la frontière, et dont des collègues et amis ont disparu dans l’exercice de leur travail. Alfredo Corchado, correspondant à Mexico pour le Dallas Morning News, dont la carrière est remplie de va-et-vient au dessus du Rio Grande pour cause de menaces de morts, résume leur sentiment sur Twitter. Il qualifie le travail de Sean Penn de « relations publiques » en faveur d’un criminel et d’une énorme insulte aux journalistes victimes du conflit (67 morts et 14 disparus au Mexique depuis 2006, selon la justice mexicaine).
« C’est pas du journalisme, c’est du business, dira-t-il dans la journée à la radio publique américaine. C’est Hollywood. »
To describe #chapo #SeanPenn mtg as an interview is an epic insult to journalists who died in name of truth . https://t.co/PANaKK1trO
— Alfredo Corchado (@ajcorchado) January 10, 2016
Penn conscient de ses limites
Ce n’était probablement pas l’intention de Sean Penn de se mettre la profession à dos dans cet essai, à tous les sens du terme, de journalisme. A part une envolée maladroite pour la légalisation de toutes les drogues, contre le « gaspillage d’argent public », la répression et l’hypocrisie de la DEA, son style est descriptif, sec, comme le scénario d’un film, et parfois plein d’humour (par exemple quand il laisse échapper un pet et qu’El Chapo, « chevaleresque », fait semblant de ne rien remarquer).
Penn se décrit conscient de ses limites : celles d’un acteur gringo qui s’embarque dans une aventure dangereuse, plus folle qu’un film ; qui s’exprime sur un domaine, le narcotrafic, qui le dépasse. Il se révèle bon observateur et excellent conteur. Reléguée en fin d’article et revue par El Chapo avant publication – il ne modifiera rien, assure Penn – l’interview, en revanche, déçoit. De la bouche d’El Chapo ne sortent que des platitudes, celles d’un homme qui jure que toute sa vie il n’a fait que se défendre, aimer Dieu et sa mère.
Pour les Mexicains subissant cette guerre qui aurait fait entre 60 000 et 130 000 disparus depuis l’arrivée au pouvoir de Felipe Calderón, c’est un spectacle dur à regarder.
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