Au croisement des disciplines, des genres et des époques, Bowie s’était créé une postérité avant même d’avoir quitté la scène.
C’est un site internet bien connu de ceux qui aiment la musique : Allmusic répertorie et classe (presque) toutes les œuvres parues depuis l’invention du disque. Dans cette encyclopédie géante en ligne, on trouve des portraits de ceux qui écrivirent, composèrent ou interprétèrent ces dizaines de milliers d’albums. On y découvre leur biographie, ainsi que les listes de ceux qui les ont influencés et de ceux qu’ils ont à leur tour inspirés.
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On est allé consulter la liste des héritiers spirituels de David Bowie : on n’avait pas vu d’inventaire aussi long depuis belle lurette. Près de 120 artistes s’y succèdent : le nombre, déjà, est éloquent puisqu’il place David Bowie sur la même latitude que les Beatles, Bob Dylan ou Leonard Cohen. Mais ce qui frappe encore davantage que la longueur de la liste, c’est la diversité et les grands écarts sonores qu’elle révèle : il y a là aussi bien Joy Division que The Human League, Radiohead que Bronski Beat, Janelle Monáe que Kiss.
Carrière polychrome
Cet éclectisme est la conséquence logique d’une carrière polychrome qui a vu Bowie multiplier les renaissances artistiques. On trouve ainsi des dizaines d’héritiers pour chaque cycle créatif de l’artiste, et d’autres qui descendent de Bowie pour cette façon qu’il avait sans cesse de se renouveler, de ne concevoir une carrière que comme une succession d’épisodes différents.
Si, la plupart du temps, un artiste compte ses descendants une fois sa carrière achevée, Bowie s’est distingué en s’offrant une postérité avant même d’avoir quitté la scène. Dans les années 1970, beaucoup se sont inspirés de son travail, de la scène glam – Mott the Hoople, Roxy Music, Marc Bolan, Slade, The Sweet… – à la scène postpunk et new-wave – Magazine, Siouxsie and the Banshees, Talking Heads, Gary Numan (autant pour son androgynie, ses costumes et looks que pour sa musique) ou Joy Division, qui fut d’abord nommé Warsaw en hommage au titre Warszawa de l’album Low…
Même chose dans les années 1980, où l’influence de Bowie a irrigué les disques de Julian Cope, Duran Duran, Bauhaus (en 1982, le groupe de Peter Murphy se classa dans les charts avec une reprise de Ziggy Stardust), David Sylvian, Adam Ant, les Psychedelic Furs ou Morrissey. Elle se fit entendre, dans les années 1990, chez Pulp, Suede – que ses détracteurs décrivirent, à l’époque de Dog Man Star, comme de pâles copieurs de Bowie –, Placebo, Perry Blake, Spacehog ou The Bells, notamment dans leur façon de chanter parfois déconcertante de ressemblance.
Plus récemment, Muse (pour le lyrisme de Matt Bellamy), MGMT, Bloc Party ou Interpol ajoutaient leurs noms à cette liste de descendants. Parmi les artistes contemporains, c’est sans doute Kevin Barnes, leader flamboyant d’Of Montreal, qui assure aujourd’hui le mieux la relève de Bowie. L’Américain a d’ailleurs toujours affiché son admiration pour le musicien, dont il reprend régulièrement les morceaux sur scène.
Comme Bowie, Kevin Barnes s’amuse à brouiller son identité sexuelle : il déploie des costumes extravagants, se travestit, enfile des jupes, se maquille, exhibe des coiffures exubérantes. Surtout, ses concerts sont de vrais spectacles, des performances théâtrales qui ressuscitent les grandes heures du glam.
Un air de famille
Pour des raisons similaires, on peut déceler en Antony Hegarty, d’Antony and the Johnsons, un autre héritier de Bowie. Comme lui, Antony, souvent vêtu d’une robe sur scène, s’inspire de la culture transgenre dans son travail. Il aime aussi confronter sa musique aux arts visuels, comme ce fut le cas à l’occasion de son album Swanlights qui incluait un livre de 150 pages contenant peintures, collages et photographies.Comme lui enfin, il se nourrit des rencontres avec les artistes, affichant une liste de collaborations dont n’aurait pas rougi Bowie : Lou Reed, Rufus Wainwright, Björk…
Les Canadiens d’Arcade Fire marchent eux aussi dans les pas de Bowie : concerts épiques, leader charismatique… Bowie le leur rend bien d’ailleurs, puisque, après avoir été aperçu dans le public de ses concerts, il a rejoint le groupe sur scène en 2005 pour interpréter trois morceaux (Wake Up, Five Years et Life on Mars?). Toujours outre-Atlantique, on a aussi entendu Bowie chanter les chœurs sur Province, un titre de TV on the Radio. On retrouve aussi la trace de Bowie jusque chez les Kooks, les jeunes Anglais ayant chipé leur patronyme à la chanson du même nom sur l’album Hunky Dory.
Bowie rejoint sur scène Arcade Fire
S’agissant de collaborations, Bowie a souvent, en marge de sa propre discographie, produit celle des autres : Iggy and the Stooges (Raw Power), Lou Reed (Transformer)… C’est, en ce sens, peut-être aussi du côté du prolifique Beck que s’assure aujourd’hui sa relève : s’ils restent éloignés musicalement, tous deux partagent ce goût du travail pour les autres, Beck ayant produit les disques de Thurston Moore, Stephen Malkmus ou Charlotte Gainsbourg.
Pour la démarche toujours, on peut dresser un parallèle entre la carrière de Bowie et celle de Damon Albarn. Celui-ci, en plus d’avoir signé avec Blur quelques ballades pop sous haute inspiration Bowie (notamment sur Parklife), n’a eu de cesse de se renouveler en solo, allant se frotter à tous les genres (hip-hop avec Gorillaz, world avec ses albums africains), s’offrant une carrière éclectique comme le fit plus tôt David Bowie.
Les femmes aussi
Dandy au look androgyne, Bowie trouve également bon nombre de ses descendants chez la gent féminine : Grace Jones, Madonna, Björk, Kate Bush, La Roux ou Patti Smith – son Horses fut inspiré par Heroes – lui doivent beaucoup.
Plus récemment, Lady Gaga (qu’on placera parmi les descendants de Bowie davantage pour sa démarche artistique que pour le contenu de ses disques) reconnaissait son influence dans un entretien sur MTV : “Plus jeune, j’ai passé des heures chez moi à reproduire son maquillage sur mon visage.” Comme Bowie, la jeune femme garde un pied dans la musique et l’autre dans la mode, bâtissant sa carrière autant sur son image que sur sa discographie.
Au sein même de ses collaborations, David Bowie a même réussi l’improbable : faire de ceux dont il descendait lui-même ses nouveaux héritiers, brouillant les filiations comme personne. Ainsi Lou Reed, les Rolling Stones ou Iggy Pop, après avoir été ses maîtres, ont fini par s’inspirer de son travail. Un échange d’autant plus fascinant qu’il est réversible : beaucoup des descendants de Bowie (Nine Inch Nails, Morrissey, Arcade Fire) ont fini, à leur tour, par influencer son œuvre ! A cela s’ajoute enfin l’évidence selon laquelle descendre de Bowie, c’est aussi descendre de ceux qui furent ses heroes. Hériter de Ziggy Stardust, c’est aussi hériter de Marc Bolan et T.Rex. S’inspirer de la trilogie berlinoise, c’est aussi s’inspirer de ceux qui furent à l’époque les modèles de Bowie : Can, Tangerine Dream ou Neu!…
Au croisement des disciplines, des genres et des époques, l’Anglais apparaît donc à la fois comme un formidable créateur et un donneur universel, le père d’une famille nombreuse sans cesse agrandie.
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