Conçu par Nina Freeman, une Américaine de 25 ans, « Cibele » met le joueur à la place d’une jeune fille qui rencontre son premier amour dans un jeu en ligne. Et, entre fiction interactive et cinéma mumblecore, invente une forme radicale et enthousiasmante d’autofiction ludique.
Ils aiment se parler, genre, beaucoup. Ils s’avouent plein de choses, se disent qu’ils ne connaissent pas trop la vraie vie, qu’ils ne plaisent pas à grand-monde et puis, silence, soupir, saut dans le vide : qu’ils s’aiment. Le jeu en ligne qui les a réunis facilite bien les choses, mais les complique peut-être aussi en même temps. Ensemble, à distance mais dans le même tempo, ils affrontent des monstres sur leurs ordinateurs et les mots hésitants mais perçants que prononcent leurs voix émues se superposent aux combats stylisés. Ils s’appellent Nina et Blake. Ils sont les « héros » de Cibele et nos amants teen merveilleux de cet hiver.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop","device":"desktop"}
La Nina en question n’est pas tout à fait une inconnue. A l’écran, dans les séquences vidéo mumblecore qui alternent avec les phases de jeu, la jeune fille de 19 ans est incarnée par Nina Freeman, à peine six années de plus, l’auteure de Cibele et, avant cela, d’une bonne dizaine de jeux minimalistes et néanmoins ambitieux dans un registre intime et expérimental (sous l’influence, entre autres, d’Anna Anthropy) depuis son apparition sur la scène du jeu indépendant aux environs de 2013. Avant Cibele, il y eut notamment How Do You Do It, spécimen quasi unique et très remarqué de jeu sexuel enfantin – il s’agit de frotter l’une contre l’autre deux poupées de type Barbie. Il y eut aussi le très marquant (et autobiographique, comme souvent chez Nina Freeman) Freshman Year – une affaire de harcèlement sexuel, dans un bar. Aujourd’hui, la jeune Américaine a rejoint l’équipe de Fullbright pour travailler sur Tacoma, le deuxième jeu très attendu du studio basé à Portland après la révélation Gone Home. Que, dans l’esprit, rappelle un peu Cibele, la création la plus aboutie à ce jour de cette « poétesse punk du jeu vidéo » (selon l’épatante formule du Guardian).
Difficile d’envisager œuvre plus actuelle que ce jeu qui nous met à la place de la jeune Nina, c’est-à-dire devant son écran d’ordinateur – imaginez Life is Strange qui se fondrait dans le dispositif de Her Story. On explore alors le contenu des dossiers. Il y a des selfies – beaucoup de selfies –, datant pour certains de plusieurs années. Il y a aussi des dessins (de type fan-art : la demoiselle est une folle de manga et, aussi, de Final Fantasy). Il y a des poèmes, des extraits de blogs et de conversations faussement désinvoltes et riches en lol par email ou par chat avec beccaa1 ou neko666. Un mot qui évoque son frère autiste. Des liens vers les trucs tentants qu’elle a repérés sur un catalogue de lingerie. Au bout d’un moment, on finit par lancer le jeu favori de notre héroïne, Valtameri, pour y retrouver Ichi, alias Blake, jeune homme pas franchement mieux dans sa peau que Nina et qui vit à l’autre bout des Etats-Unis (New York pour elle, Los Angeles pour lui). Elle n’a jamais eu de petit ami, n’a jamais fait l’amour, dit-elle. Lui non plus. Il lui parle de ses seins et lui demande une photo, n’importe quelle photo. De toute façon, elle lui plaira.
L’impression donnée par Cibele est celle d’une plongée dans l’intime, mais pas sous l’angle du grand déballage complaisant. Cette intimité est hybride, multicouches, reconfigurée. Nina Freeman ne cache pas que ce que raconte le jeu, elle l’a elle-même vécu. Que le garçon dont s’inspire Blake fut son premier amour, et sa première expérience sexuelle– c’est l’événement vers lequel tend le jeu, on n’en dira pas plus, il vaut mieux en faire l’expérience. Mais l’ »acteur » qui l’interprète est le copain actuel de Nina Freeman (et son complices sur plusieurs jeux), Emmett Butler, et non le « vrai » Blake – on a le droit de se sentir un rien mal à l’aise en l’apprenant. Et si les selfies du « personnage » Nina sont bien ceux de Freeman, que dire des extraits de dialogues écrits ou des poèmes ? Authentiques ou créés pour l’occasion ? Cela n’a sans doute pas une grande importance. Pas plus, disons, que de connaître le quotidien réel des interprètes des premiers films semi-improvisés de Joe Swanberg. Ou de savoir ce qu’a vraiment vécu Monica Sabolo avant d’écrire Tout cela n’a rien à voir avec moi – un livre auquel on pense souvent en jouant à Cibele pour son côté collage, travail sur les traces, réinvention du passé.
Dans cet exemple rare d’autofiction vidéoludique, la vérité n’est pas dans les faits mais dans les mots, les impressions et la manière dont les éléments hétérogènes du jeu se complètent, se répondent, se contredisent ou s’éclairent mutuellement. C’est ainsi et pas seulement en tant que traité très contemporain sur les sentiments et les désirs adolescents à l’ère d’Internet et des jeux en ligne – ce qu’il est aussi – que Cibele, comédie romantique mutante et petit miracle d’harmonie dans la dissonance, émeut, nourrit et sidère son joueur-spectateur. On n’oubliera pas de sitôt Nina. Et on suivra Freeman de très près.
Erwan Higuinen
Cibele (Star Maid Games), sur PC et Mac, environ 9 €
{"type":"Banniere-Basse","device":"desktop"}