Qu’est-ce qui fait qu’un attentat nous sidère ? Comment ne pas être Charlie ? Le sociologue Gérôme Truc publie un ouvrage éclairant sur la réponse des sociétés occidentales au trauma que constitue une attaque terroriste.
« J’ai l’impression d’incarner l’anti-Todd », l’entretien sur le point de s’achever quand Gérôme Truc le concède à demi-mot. Lui-aussi décrypte la manière dont une société panse ses plaies quelques heures, quelques jours après avoir été frappée par un attentat. Mais au lieu de tirer hâtivement, comme le démographe Emmanuel Todd, le portrait des manifestants « catho zombies » descendus dans la rue le 11 janvier, le sociologue a creusé, plusieurs années durant, dans les tonnes de messages de solidarité post-attentats. Un travail qui remonte à la chute des Twin Towers en 2001 à New York. Et qui s’avère, sans le vouloir, cruellement contemporain.
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Achevé avant les attaques du 13 novembre, ce travail révèle ce qui se cache derrière l’apparente communauté nationale. Autrement dit, « ce à quoi nous tenons » et « ce par quoi nous tenons ». C’est l’un des premiers sociologues à explorer la réponse de la société civile à l’épreuve terroriste.
Attentats du 11 Septembre, du 11 mars 2004 à Madrid, du 7 juillet 2005 à Londres jusqu’à ceux de janvier 2015 à Paris… Sidérations. Une sociologie des attentats se met à hauteur des citoyens occidentaux et décortique cet « instant de vérité pour la cohésion sociale”.
On commémore en ce moment-même les attentats de janvier dernier contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher. L’esprit Charlie a-t-il résisté aux attaques du 13 novembre dernier ?
Gérôme Truc – Indéniablement, les attentats du 13 novembre marquent une nouvelle rupture. Ils ressemblent davantage au 11 Septembre ou à ce qui a pu se passer à Madrid ou à Londres qu’aux attentats de janvier à Paris. On a assisté à des attaques simultanées, non-ciblées, qui nous ont fait nous sentir particulièrement vulnérables. Cela a généré un choc émotionnel plus fort, qui s’est traduit par un discours sécuritaire de la part de nos gouvernants ; le soir-même, le président parlait de guerre, d’état d’urgence.
Vous affirmez néanmoins que le sentiment d’appartenance à la communauté nationale n’explique pas à lui seul la sidération ressentie par les Français. Quels sont les autres facteurs ?
On peut se sentir concerné par un attentat pour un tas de raisons. Mais j’ai remarqué que le lien se fait la plupart du temps de proche à proche. C’est-à-dire par des liens familiaux, sociaux, associatifs, professionnels et moins par le civisme inculqué par les écoles et les institutions. Le 13 novembre par exemple, c’est une certaine jeunesse qui a été visée, celle qui va boire des verres, qui participe à des concerts, qui est active sur les réseaux sociaux. Et c’est en singularisant, et en donnant un visage à ces victimes, que des gens se sont identifiés directement ou indirectement. Chacun s’est senti concerné à une échelle différente.
C’est pour cette raison que s’est imposé « Je suis Charlie » et non pas « Nous sommes Charlie » ?
Cette formule très attrape-tout a été reprise de manière virale. Mais « Je » n’est pas du tout un effet des réseaux sociaux. Après le 11 Septembre ou les attentats de Madrid, on a déjà grosso modo un quart ou un tiers des messages formulés à la première personne du singulier. Les liens personnels prennent beaucoup de place et permettent souvent d’expliquer pourquoi une personne est touchée. Et quand Libération reprend dès le lendemain matin « Nous sommes tous Charlie », c’est déjà trop tard. Ce qui est resté grâce à l’exutoire qu’est Twitter, c’est « Je suis ».
Vous préférez utiliser la formule « On est tous un peu Charlie »…
Cette formule, je l’ai trouvée dans un message d’un étudiant français en Erasmus à Madrid. Ce « On » signifie que les « Je suis Charlie » ne forment pas une masse de messages « égocentrés » de personnes émues qui regardent leur nombril. Les gens se rendent compte que nous sommes des millions à aller dans la rue. Mais en France, on a du mal à assumer le « Nous ». Qui dit « Nous » renvoie à un « Eux », l’autre, les terroristes.
Au contraire des Etats-Unis, l’Europe se caractérise, selon vous, par un « pacifisme banal ».
La société civile française, et plus largement européenne, ne veut pas tomber dans cette logique de guerre, à la base du discours des terroristes. Surtout qu’il y a aujourd’hui des Français, des Belges parmi eux. Donc, le « On », ça peut être le 11e arrondissement, Paris, la France, l’Europe, l’Occident ou l’humanité. C’est ce que j’appelle la « communauté imprécise ».
Quelle réponse sociologique peut-on alors donner à la chasse aux Français qui n’étaient pas Charlie ?
Quand une société moderne, autrement dit individualiste, est attaquée, sa cohésion sociale se resserre. On est moins ouvert à la discussion. Si on ne se montre pas solidaire, on est en rupture de ban. Cela se manifeste beaucoup sur les réseaux sociaux. Il y a un fort contrôle social qui s’exerce. Cela nous pousse par exemple sur Facebook à mettre un filtre bleu-blanc-rouge. Or, chacun a une réflexion derrière ces symboles. On peut être solidaire tout en refusant la dimension symbolique. On a le droit de dire « Je suis Charlie » mais « Je suis aussi, ne l’oublions pas Ahmed, la policière de Montrouge, les victimes de Toulouse, de Montauban, etc. »
Ce qui ne plaît pas vraiment à l’Etat…
Après chaque attentat, les autorités parlent d’une attaque contre la nation, contre un mode de vie. Il y a une « essentialisation » du peuple, de l’identité collective. Or, sociologiquement, c’est une vision totalement imaginaire et symbolique. Car, dans une société pluraliste comme la nôtre, nous sommes plusieurs modes de vie à la foi. C’est parfois assez risible. Les autorités neutralisent d’emblée la possibilité même d’un discours public critique qui renverrait notamment la faute sur les choix de politique étrangère.
Comment analyser justement certains discours, qui déplorent la couverture faite des attentats en Syrie, en Irak ou encore au Liban ?
Il y a un réel problème d’équivalence morale. Mais j’ai l’impression que les journalistes sont de plus conscients de ce « deux poids deux mesures ». Je pense qu’il y a eu une exaspération et un déclic après les attentats de Boston. Les médias de masse en ont fait une couverture complètement dingue, alors que le même jour, cinquante personnes ont été tuées en Irak. J’ai récupéré une page du journal 20 Minutes où Boston occupait la page entière et l’Irak un entre-filet. Les journalistes parlent souvent de la loi du « mort au kilomètre ». Mais, si on fait bien attention, on est plus proche de Bagdad que de Boston. Ce qui fait la différence, c’est plutôt l’effet CNN et la proximité culturelle.
La société civile française semble avoir résisté pendant longtemps à la théorie du « choc des civilisations », lancée à la fin du XXe siècle par l’Américain Samuel Huttington. Le verrou a-t-il sauté après les attentats de 2015 ?
Le problème, c’est que le choc des civilisations devient malheureusement une prophétie auto-réalisatrice. Les décisions politiques partent du principe que cette guerre civilisationnelle existe, qu’on le veuille ou non. Cela produit en retour une sorte de clivage entre l’Occident, qui, sans le nommer, fait la guerre au djihadisme. Mais cette théorie produit des effets. On se focalise en permanence sur les populations musulmanes à qui l’on demande de se désolidariser. On demande à ne pas faire d’amalgame, mais cela insinue qu’on pourrait en faire. Et tout cela sur fond de durcissement global des rapports sociaux. Ce qui amène aujourd’hui beaucoup de gens à parler de l’échec du multiculturalisme et du modèle républicain.
Cyril Simon
Sidérations. Une sociologie des attentats, de Gérôme Truc, PUF, « Le lien social », 344 p., 22 €.
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