Menacée et sous protection policière, Dounia Bouzar a suivi avec son équipe près d’un millier de jeunes embrigadés par Daech, afin de les sauver avant qu’ils ne partent en Syrie. Elle assure que n’importe quel jeune peut devenir djihadiste, et nous explique comment. Entretien.
Fondatrice et directrice du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (CPDSI), l’anthropologue Dounia Bouzar a créé des méthodes afin de désembrigader les jeunes en passe de quitter la France pour faire le djihad en Syrie. Avec les cellules antiradicalité des préfectures, le CPDSI a suivi près d’un millier de jeunes radicalisés et signalés par leurs proches (via le numéro vert Stop Djihadisme), avec un seul objectif : les sauver des griffes de Daech. En janvier 2016, Dounia Bouzar a renoncé à sa mission de déradicalisation auprès du gouvernement prenant fin en avril 2016, en protestation contre le projet de déchéance de nationalité alors encore en débat. Depuis, le CPDSI n’appuie plus les cellules antiradicalité, et n’est plus subventionné par l’Etat.
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Après avoir écrit plusieurs livres et essais destinés à des lecteurs adultes et confirmés, l’anthropologue signe en ce mois d’avril un roman intimiste, Ma meilleure amie s’est fait embrigader, retraçant la radicalisation de Camille, jeune collégienne sans histoire. Donnant tour à tour la parole à cette jeune fille et à sa meilleure amie Sarah, elle offre au lecteur l’opportunité de vivre un embrigadement « de l’intérieur », comme s’il lisait le journal intime des deux jeunes filles.
Avec cette fiction accessible à tous (dès 12 ans), elle espère sensibiliser le public, « pour qu’on arrête de penser que ceux qui basculent vers Daech sont tous pauvres, sans argent et sans espoir social ». Assurant que tous les jeunes peuvent se faire embrigader, quels que soient leur milieu et leurs aspirations, elle cherche à donner aux amis et parents confrontés à la dérive d’un proche les clés indispensables pour le comprendre, et essayer de le sauver.
Dans votre récit, Camille découvre par hasard des thèses complotistes puis tombe, sur internet, sur des réseaux djihadistes. Comment passe-t-on d’un intérêt pour le complotisme à des contacts avec des réseaux djihadistes ?
Dounia Bouzar – La théorie complotiste est le point commun de tous les jeunes qui basculent. Le jeune qui s’y intéresse ressent des émotions anxiogènes, si bien qu’il n’a plus confiance en personne et a peur de tout le monde. Le complotisme permet aux rabatteurs de resserrer leur emprise sur le jeune, pour qu’il soit coupé de ses proches et ne parle plus qu’au groupe radical.
Le jeune est alors dans un monde paranoïaque, où il a l’impression que tous les adultes lui mentent, d’abord sur des choses insignifiantes comme les produits chimiques dans la nourriture, les médicaments ou les vaccins. Plus le jeune s’intéresse au complotisme, plus il découvre, de lien Youtube en lien Youtube, que ces mensonges seraient le fait de sociétés secrètes, comme les Illuminati. Ces sociétés, prétendument protégées par Israël, voudraient garder le pouvoir et la science pour elles.
Le jeune en voie de radicalisation a-t-il le sentiment d’être embrigadé ?
Non, aucune personne embrigadée ne se sent embrigadée. Au contraire, le jeune pense qu’il est “élu”, et qu’il voit des choses que les autres ne voient pas. Le jeune croit être libéré de l’endormissement et se sent plus libre que jamais. Il considère les autres comme des endoctrinés, embrigadés par des sociétés secrètes.
Les rabatteurs évoquent-ils l’islamisme dès le début de l’embrigadement ?
Cela dépend si le jeune est musulman ou non. S’il est musulman, les rabatteurs se servent d’arguments théologiques assez vite, en lui montrant des versets du Coran enlevés de leur contexte. Mais s’il n’est pas musulman, les arguments théologiques arrivent dans un deuxième temps, une fois que le jeune est persuadé d’être élu. Les rabatteurs ont recours à l’islam au moment où il peut l’entendre. Souvent, les jeunes recrutés sont athées, ou alors, s’ils sont croyants, ne sont pas très pratiquants. D’après les statistiques, le musulman qui pratique l’islam et connaît le Coran est plutôt protégé.
Le moment venu, les rabatteurs assurent au jeune que la seule force capable de vaincre les sociétés secrètes est leur islam – pas celui de millions de musulmans depuis quatorze siècles. Le jeune veut alors fuir ce monde corrompu, avant de le rejeter et, pour certains, d’avoir une confrontation finale avec lui. Paradoxalement, plus l’embrigadé a peur du monde corrompu, plus il est violent et dangereux.
Le djihadisme est-il une dérive sectaire comme les autres ?
Le djihadisme n’est pas une dérive sectaire, mais un mouvement totalitaire reposant sur un projet d’extermination externe et de purification interne. Par contre, dans la première phase d’embrigadement, les rabatteurs coupent le jeune de son environnement, de ses proches et de ses activités. Cette méthode d’embrigadement relationnel est similaire à celle des sectes, mais, passé cette première phase, Daech n’a rien à avoir avec une secte.
La « méthode » des rabatteurs francophones se distingue-t-elle de celle des autres ?
Oui, il y a une spécificité française. En France, les rabatteurs ont individualisé leur mode de recrutement. Ils changent leur idéologie djihadiste et l’adaptent aux aspirations du jeune, selon son état psychologique et son idéal. A chaque fois, ils hameçonnent le jeune et l’accrochent d’une façon différente. Par des petits pas, ils changent peu à peu son système cognitif.
Les jeunes embrigadés sont-ils responsables de leurs actes ?
Bien sûr. Une fois embrigadé, le système cognitif du jeune a changé et il a adopté une grille de lecture du monde paranoïaque. Mais il reste cohérent dans sa pensée. Croyant de façon extrême à l’idéologie de Daech, il peut même être vu comme plus rationnel que monsieur ou madame-tout-le-monde. Le jeune se sent élu et est persuadé qu’il a la mission divine de régénérer le monde. Certains terroristes ayant tué postent ainsi des images de « colombes libérées de leurs cages », sur leurs comptes Facebook. Eux ne se voient pas comme des terroristes, mais comme des personnes trouvant de bonnes solutions pour régénérer le monde corrompu.
Y a-t-il des jeunes qui se radicalisent sans que personne ne s’en rende compte ?
Les jeunes embrigadés ne changent pas forcément leur apparence physique ou leur pratique religieuse, mais tous adoptent des comportements de rupture. Ces comportements constituent des indicateurs d’alerte, que nous avons proposé au gouvernement. Ce n’est jamais un seul comportement ou indicateur qui fait la radicalité, mais plutôt un faisceau d’indices.
D’abord, voir un jeune qui se brouille avec ses amis ou s’éloigne d’eux peut alerter. Une rupture scolaire peut constituer un deuxième indicateur. Considérant les professeurs comme des personnes voulant “l’endormir”, le jeune embrigadé n’a ni confiance en eux ni envie d’apprendre. Le troisième indicateur d’alerte est l’arrêt des activités de loisir et mixtes. Enfin, le jeune radicalisé rompt avec ses parents, puisque le groupe radical se substitue à eux et prend l’autorité parentale. Si ses parents ne sont pas musulmans, le jeune les voit comme des mécréants, et s’ils sont musulmans, il les perçoit comme des égarés ou des hypocrites.
Ces quatre indicateurs sont à croiser avec d’autres comportements : le jeune passe des heures sur Internet, croit que la fin du monde est imminente, ne parle plus à personne, a les yeux dans le vide, etc.
Les jeunes recrutés par Daech sont-ils plus fragiles que les autres ?
Non. A l’adolescence, tout le monde est fragile. En revanche, pour que le discours djihadiste fasse autorité sur le jeune, il faut qu’il soit exprimé lorsque le jeune traverse une période de malaise, comme une déception amoureuse, un conflit familial, un décès ou encore une révolte face au monde injuste. Les jeunes qui se radicalisent sont souvent intelligents, équilibrés, sensibles, engagés, et ils partent en Syrie car ils ont l’impression qu’il n’y a que là-bas qu’ils peuvent construire un monde meilleur.
Les recruteurs arrivent à s’adapter aux besoins du jeune et à n’importe quel malaise. A un jeune qui veut faire l’ENA afin de construire un capitalisme plus égalitaire, ils lui font croire qu’en Syrie, la nourriture, les soins et l’école sont gratuits. A une jeune fille ayant subi une agression, ils lui disent qu’en Syrie, les femmes sont protégées. Ils présentent alors le voile intégral comme un moyen de mettre une frontière entre la jeune fille (qu’ils présentent comme un diamant) et les autres, comme un écrin protégeant le diamant.
Comment distinguer un vrai désembrigadement d’un faux, réalisé pour échapper à la police avant de partir en Syrie ?
C’est la principale difficulté de la déradicalisation. Il faut arriver à déradicaliser le jeune sans qu’il sache qu’on cherche à le faire. Sinon, il le confie aux recruteurs, qui lui disent de brouiller les pistes. Dès que le groupe radical voit que les amis ou parents ont compris que le jeune a été radicalisé, il lui conseille de faire comme si le désembrigadement était réel. Ils lui disent donc de manger du cochon, de mettre des t-shirts décolletés pour une fille, etc. Il faut avoir une longue expérience pour arriver à déstabiliser un jeune qui dissimule son embrigadement.
Comment sauver un jeune en train de se radicaliser ?
D’abord, il faut le rassurer. Comme les djihadistes ont eu recours à des émotions anxiogènes pour l’embrigader, ses proches doivent lui faire ressentir des émotions rassurantes. Quand le jeune embrigadé vit encore avec ses parents, nous avons construit une méthode où ses parents lui rappellent ses souvenirs d’enfance nichés dans son inconscient. Or, Daech peut détruire son cœur et son esprit, mais il ne peut pas détruire son inconscient. Lorsque le jeune se remémore des souvenirs d’enfance, il se rappelle ce qu’il ressentait quand il considérait encore ses parents comme ses parents, et quand il n’avait pas peur. Pendant quelques secondes, il redevient alors un individu, et le groupe radical ne pense plus à sa place. C’est un réveil éphémère.
A la deuxième étape de déradicalisation, nous allons adopter une approche cognitive, pour lui montrer les mensonges de Daech. Dans les cellules de désembrigadement montées en partenariat avec les préfectures, nous faisons venir des repentis, qui ont fait le deuil de l’utopie vendue par Daech. Il faut être complice des proches du jeune pour combiner approche émotionnelle (le rassurer) et approche cognitive (lui montrer les incohérences de Daech).
Ainsi, le jeune a petit à petit des doutes. Une dizaine de doutes sont nécessaires pour qu’il se stabilise. Alors qu’il peut basculer et être embrigadé en quelques semaines, il faut compter une bonne année pour que le jeune puisse douter et se stabiliser, avant de s’en sortir. A Singapour, ils considèrent qu’il faut neuf années pour stabiliser un jeune radicalisé. C’est pire que le cancer.
Faut-il raisonner un jeune en voie de radicalisation ?
Non, surtout pas, c’est contre-productif. Les rabatteurs de Daech ont prévenu le jeune que ses proches allaient tenter de le raisonner. Ils lui ont dit qu’ils faisaient ainsi car ils étaient jaloux du jeune, soi-disant élu par Dieu pour détenir la vérité. Le raisonner donne raison à Daech et lui redonne du pouvoir. Au contraire, il faut faire ce que n’avait pas prévu Daech : le couvrir d’amour, garder à tout prix le lien et ne pas lui dire « t’es complètement malade, réveille-toi ».
Doit-on aider le jeune à recontextualiser l’islam, plutôt que de rejeter sa croyance ?
Oui. Il faut aider le jeune à se reconstruire dans la vraie croyance de l’islam, avec une lecture historique du Coran et une distance critique. Il faut lui montrer que Daech a tort en disant que l’Occident ne supporte pas l’islam et qu’il y a un complot contre les musulmans. Quand les parents achètent à leur enfant un Coran et un tapis de prière, cela contredit Daech et permet au jeune de comprendre que les rabatteurs mentent. Toutefois, des jeunes déradicalisés peuvent redevenir catholiques ou athées, tandis que d’autres restent musulmans et (re)découvrent l’islam.
Faut-il proposer au jeune une autre façon de s’engager, qui corresponde à l’idéal qui l’a mené vers Daech ?
Oui. Pendant le processus de déradicalisation, le jeune reconnaît que son motif d’engagement était légitime (vouloir un monde plus juste), mais qu’il s’est trompé d’engagement. Une fois qu’il est sorti des griffes de Daech, il est nécessaire de l’aider à trouver un nouvel engagement. Des jeunes peuvent ainsi aller dans des camps humanitaires, se réinscrire à l’université pour faire de longues études, ou encore devenir médecin.
Que conseilleriez-vous à des parents ou des proches confrontés à un jeune en train de se radicaliser ?
Ils ne doivent ni rester seuls ni avoir honte ou culpabiliser. Ce n’est pas de leur faute, et n’importe quel jeune, issu de n’importe quel milieu et famille, peut être hameçonné par Daech. Il faut qu’ils contactent des spécialistes et appellent le numéro vert (0 800 00 56 96). Si leur enfant est mineur, ils doivent faire établir une interdiction de sortir du territoire le plus vite possible, car une fois que les jeunes partent, ils ne reviennent pas.
Ma meilleure amie s’est fait embrigader, Dounia Bouzar, Editions De La Martinière, avril 2016, 12,90 €.
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