Dans Sexpowerment – Le sexe libère la femme (et l’homme), l’auteure et journaliste Camille Emmanuelle, spécialisée dans la culture érotique et féministe, s’interroge sur les contradictions inhérentes à la réflexion sur la sexualité féminine. De l’importance de l’éducation sexuelle au décryptage des objets pop comme le fessier de Kim Kardashian, elle met en lumière comment la libération sexuelle est nécessaire au combat contre les inégalités et stéréotypes homme-femme.
Au début de votre livre, vous vous définissez comme féministe pro-sexe, ça représente quoi exactement ?
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Camille Emmanuelle – Il y a féministe pro-sexe et féministe sexpositive qui vient du sexpositive feminist américain. En fait, je préfère ce second terme car être pro-sexe pourrait sous entendre que les autres sont contre le sexe ce qui n’est évidemment pas le cas! Le sex positivism, qui vient plutôt d’Amérique du Nord, définit les sexualités comme un territoire d’émancipation pour les femmes et pour les hommes. Par rapport au féminisme “classique” qui se focalise beaucoup sur les pendants “dangereux” de la sexualité, le viol et les violences sexuelles, le sex positivism va notamment parler des sex workeuses, de la prostitution, de la pornographie et de tous les milieux liés à la sexualité. Il démontre comment la prise de parole et le discours sur la sexualité récupéré par les femmes font beaucoup avancer le féminisme.
Pour définir votre parcours, vous parlez de « sexpowerment » qui s’inspire du concept américain d’“empowerment”, ça signifie quoi au juste pour vous ?
Le projet de cet essai est de parler à la fois de mon expérience personnelle et intellectuelle, et de montrer comment il m’est apparu que la prise de parole sur le corps, sur la sexualité, sur les femmes et sur les hommes, doit se débarrasser des injonctions sociétales. Cela m’a pris vingt ans pour évacuer les injonctions sur le corps féminin, sur la sexualité féminine et sur le féminisme, et j’espère avec ce livre faire gagner du temps. Le « sexpowerment », c’est se rendre compte que ce que les femmes ont entres les jambes n’est pas un handicap dans la vie. Le corps féminin aussi est très puissant et on le constate dans la culture pop, dans la musique, dans plein de domaines pour affirmer les choses sur la féminité. On n’est pas obligé d’être une femme « comme il faut », avec une sexualité “correcte”. Et on doit rendre compte aussi que les hommes ne sont pas des gros bourrins avec une sexualité « basique ». Il faut casser les préjugés sur la sexualité, le corps, le porno, pour trouver une source d’empowerment, d’émancipation, de libération et une source d’égalité homme/femme.
Je ne suis pas toute seule évidemment à développer ce genre d’idées et de convictions, le sexpowerment c’est un mouvement en fait, c’est pour ça que j’ai interviewé des gens autour de moi qui sont aussi acteurs de cette nouvelle révolution sexuelle qui est en cours depuis 2000-2005. Mais tout n’est pas gagné, il y a aussi un contre mouvement, un backlash réac et un féminisme pudibond, qui rappelle que les libertés acquises peuvent être remises en cause du jour au lendemain.
Pourquoi selon vous rendre compte du sexe et du versant politique de la sexualité est-il souvent méprisé ?
Il y a trois façons dont on traite de la sexualité actuellement. Soit c’est réservé à la presse féminine, et le sexe est traité à la manière Cosmo ou Marie-Claire et ne doit pas en sortir – c’est le sexe réservé à la chambre à coucher et dont on ne doit pas trop parler. Soit le sexe est réservé à la gaudriole, à la Patrick Sébastien ou Hanouna, et ça devient le sujet de blagues potaches. Soit la sexualité est assimilé avec la culture avec un grand C, comme par exemple avec l’exposition Sade au Musée d’Orsay… Ce qui est très bien, mais c’est une manière de parler de sexe via des artistes morts depuis deux cents ans si possible, car cela donne une légitimité. Si on fait un festival pour parler sexualité, on va montrer un film porno du début du siècle. C’est cool, mais ce serait quand même autre chose de montrer un film d’Erika Lust, une réalisatrice contemporaine, qui a 38 ans, et qui révolutionne en ce moment la pornographie…
Donc le sujet de la sexualité féminine se divise en thème de la presse féminine, blagues potaches ou en objet culturel “noble”. Je fais souvent la comparaison avec la gastronomie. Il y a une place énorme pour la bouffe, il y a plein d’émissions télé qui parlent de nourriture, des magazine comme le Fooding qui sont spécialisés etc. Donc on est d’accord pour traiter la nourriture – qui passe par nos intestins et est liée au corps quand même ! – comme un objet pop, culturel et politique, mais par contre le sexe, non. C’est étonnant mais c’est un peu le cas. C’est un sujet qui traverse notre mode de vie, notre couple, et qui traverse aussi la société. Mais il faut encore se battre pour l’affirmer et répéter que c’est un sujet politique.
C’est quand même étonnant qu’il n’y ait même pas à la télévision une émission dédiée au sexe. Il y a tout un pan de la culture populaire qui se réapproprie le sujet du sexe, je pense notamment aux séries américaines qui ont pris à bras le corps le sujet des sexualités. Ou à des pans de la musique ou de la littérature. Mais il y a encore plein de domaines où ça reste compliqué. Quand je dis que j’écris sur le sexe, souvent on me répond “Je comprends pas t’as fait des grandes études pourquoi tu parles de ça?”. Ou alors on tente de me positionner en « experte » sur le sujet. Je ne veux pas être une experte, je me vois plus comme une passeuse et je ne pense pas révolutionner la pensée ni queer, ni féministe à travers mon livre mais j’espère pouvoir expliquer aux femmes qui ne se disent surtout pas féministes, qu’en fait si, elles le sont, pour telles et telles raisons. Et faire passer aux jeunes qui se posent beaucoup de questions sur le sexe et leur corps que oui, en effet, on vous raconte des conneries depuis des années, et qu’il faut se débarrasser des injonctions sur le sujet pour être heureux.
Quand est-il de la presse féminine et de la manière dont elle s’exprime sur la sexualité selon vous?
C’est en train de bouger, car le web a beaucoup changé la donne, avec notamment la création de blogs qui explorent le sujet, et qui peuvent écrire “sodomie”, “éjaculation féminine” ou “godemichet” en toute liberté parce que à côté il n’y est pas accolé une pub pour Chanel. 400 culs, Causette, Maïa Mazaurette, tout ça a fait bouger les frontières sur la sexualité. Mais n’empêche que en 2015, il y a encore Inès de la Fressange en une de Elle comme en 1995, et je pense qu’on n’en peut plus de cette immobilisme dans la représentation de la femme. Des magazines américains comme Bust osent en couve une diversité de femmes, jeunes, vieilles, rondes, de couleurs, ultra tatouées, BCBG, et de multiples représentations du corps et des parcours féminins. Cela renvoie aux femmes qu’il y a 10 000 façons d’être femme, de se sentir bien, et qu’on peut l’être en étant strip-teaseuse ou en étant PDG : il n’y a pas un seul modèle. En tout cas, que le modèle n’est surtout pas le chic à la parisienne, d’être une femme avec trois enfants qui adore la déco et vit dans le Marais… Une certaine partie de la presse féminine reproduit encore un modèle assez bourgeois de ce qu’est une femme et dans la sexualité ça a un impact. Elle doit jouir de telle manière, et pas trop non plus sinon on taxe ça de vulgarité par exemple. Ce que je reproche à la presse féminine c’est l’unification d’un même message sur ce que c’est qu’être une femme “bien”.
Vous avez le sentiment que le discours sur la sexualité est particulièrement en retard en France ?
On a l’orgueil de penser que non, parce qu’on a l’orgueil de penser que la France c’est le pays d’Apollinaire, de Mai 68, de la libération sexuelle, etc. L’opinion générale c’est qu' »on est pas prude comme les Américains », etc. Sauf qu’il reste en réalité de gros blocages. J’étais dernièrement à un festival dédié aux sexualités, la Fête du slip à Lausanne, qui rassemble 4 000 personnes et qui surtout a de vrais sponsors. En France, essayer de sponsoriser un festival sur les sexualités c’est extrêmement compliqué. Il y a d’abord la question de la morale, et aussi la peur d’organiser des événements liés à la sexualité et de se faire taxer de sexisme par exemple, parce que les réseaux sociaux, parce qu’on révèle le corps féminin, etc.
Les affaires cumulées autour du plug de McCarthy, de l’appel à la censure de l’expo de Zep, de la Manif pour tous… c’est l’annonce d’un certain retour du puritanisme en France ?
Quand je parle avec des collègues étrangers qui font le même travail que moi et que je leur raconte l’affaire du plug, ils n’en reviennent pas. La France a une image libérée pour eux. Mais en tant de crise, tout ce qui est lié à la sexualité apparaît soit comme un sujet absolument pas important, soit comme un élément qui crispe encore plus. La révolution sexuelle est arrivée en période de plein emploi, de non-guerre, une période où la France allait plutôt assez bien. La crise économique et politique actuelle fait qu’il y a une crispation morale et idéologique sur ces sujets. Il y a un discours ambiant qui considère qu’on parle trop de sexe, qu’il y a une hypersexualisation dans la société et c’est faux. Il y a une hyper représentation d’un certain type de corps féminin ou dénudé. Point. Ce n’est pas du sexe. On entend “Il n’y a pas plus important comme sujet ?” Or la question du désir, des sexualités et de la liberté sexuelle est pourtant centrale dans notre société.
Vous parlez beaucoup de l’importance de l’éducation sexuelle et de la simple connaissance physique de son sexe. Elle passe par quoi cette connaissance ou cette méconnaissance ?
Il ne faut surtout pas confondre éducation sexuelle avec des injonctions du type “il faut jouir comme ça, avoir 25 sex toys dans son placard, le faire tant de fois”, etc. C’est le problème de certains discours aussi qui redonnent des complexes aux gens qui n’arrivent pas à s’y conformer. Une des grandes bases c’est la connaissance anatomique de son corps, mais c’est aussi la culture érotique, lire de la bonne littérature érotique, voir de bons pornos, de bonnes expo. Nourrir sa curiosité érotique et sexuelle, c’est hyper important. C’est Esther Perel que je cite beaucoup dans Sexpowerment qui dit qu’on demande aux gens de développer leur QI, leur quotient émotionnel, mais leur intelligence érotique, pas du tout. Alors que c’est essentiel et qu’on ne naît pas avec. On est puceau érotiquement pendant très longtemps. J’ai rencontré des femmes qui ont découvert ça à 50 ans. Donc il y a en effet un travail d’éducation sexuelle à faire dès le collège mais qui ne soit pas basé uniquement sur la prévention – même si évidemment c’est essentiel. Il faut aussi expliquer aux jeunes ce qu’est un clitoris, qu’un garçon ça bande pas sur commande, que ça jouit parfois au bout de 30 secondes, qu’il faut sortir du culte de la performance, de l’image de la fille passive et soumise, etc. Tout ça passe par l’éducation nationale, la télé, la presse, il y a un boulot essentiel à faire autour de ça.
Que pensez des succès récents de la littérature érotique tels que Cinquante Nuances de Grey, After, etc. ? Que disent-ils de la sexualité féminine?
Ce type de “romance érotique”, issu directement de la chick lit et teinté de scène de cul, reproduit des schémas classiques. Une jeune femme sans le sou, étudiante souvent, rencontre un milliardaire qui va lui faire découvrir le plaisir, qui va lui révéler son destin même. Tout vient donc évidemment de l’homme. Les scènes de sexe y sont extrêmement normatives, purement hétérosexuelles, les fantasmes y sont ultra normés, ça a un vernis de modernité, mais les ressorts sont en fait extrêmement réactionnaires. D’un point de vue marketing, c’est positionné sur les femmes. Cela sous-entend en gros que les hommes aiment Youporn, le hard et le brut mais que les femmes sont beaucoup plus délicates, plus cérébrales et vont s’exciter sur des romances érotiques. Cette division des sexes par rapport à des supports masturbatoires et fantasmatiques c’est rétrograde et conservateur. Les femmes peuvent se branler sur du porno trash et les hommes aimer la vraie (bonne) littérature porno !
Sexpowerment – Le sexe libère la femme (et l’homme) de Camille Emmanuelle – éditions Anne Carrière, 240 pages, 18 euros
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