Prévu pour le 4 mai prochain, le nouveau livre d’Abdennour Bidar, »Les Tisserands », encourage à une nouvelle philosophie : »le libre-ensemble », en continuité immédiate avec Nuit debout.
Philosophe, spécialiste des évolutions actuelles de l’islam et des mutations de la vie spirituelle dans le monde contemporain, Abdennour Bidar décrit dans son nouveau livre l’ambition des ‘’tisserands’’. Il attribue ce nom aux personnes dont l’objectif est de recréer les liens défaits entre les hommes dans une société individualiste. A travers ce qu’il appelle “le triple lien” (lien à soi, lien à l’autre, lien à la nature), il encourage la prise de conscience d’une révolution spirituelle et humaniste. Prévu pour le 4 mai, Les Tisserands fait écho à l’actualité brûlante de Nuit debout et des mobilisations actuelles contre le système en place.
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Dans votre livre, vous écrivez que les »traditions religieuses (sont) de moins en moins adaptées au temps présent”. Pourquoi ?
Abdennour Bidar – Qui dit religion dit système de croyances, c’est-à-dire quelque chose qui a historiquement imposé aux individus un ensemble de dogmes, de rites et une morale. C’est la première caractéristique pérenne et universelle des religions. La seconde est le caractère souvent clos de ces systèmes. Les religions ont une très forte puissance d’inclusion entre les membres de la communauté et une puissance d’exclusion des autres.
Ce sont ces deux aspects qui me semblent aujourd’hui absolument incompatibles avec les conditions de nos sociétés, de nos cultures et de nos mentalités. La civilisation contemporaine est fondée sur un très fort principe de liberté individuelle. Ainsi, l’individu est très réticent vis-à-vis de tout ce qu’il perçoit comme une vexation de sa liberté. Et ça ne s’applique pas seulement au domaine religieux. Dans nos sociétés, il y a une réelle crise de l’autorité. On a de plus en plus de mal à obéir à quelque chose d’imposé.
Ce qui se cherche aujourd’hui c’est la possibilité d’être libre ensemble. On ne prononce pas la fin du religieux mais on se demande si ça va suffire pour faire société, civilisation et sens ensemble. Car avant, chaque civilisation avait son périmètre et son espace vital. Aujourd’hui, c’est différent. Le monde est complètement connecté. On vit au quotidien avec des gens qui n’ont ni la même origine, ni la même religion, ni la même identité, ou les mêmes convictions que nous. Les frontières que trace la religion pose de plus en plus de difficultés par rapport à ces projets de vivre ensemble.
Si une personne assouvit son besoin de sens par une religion qui lui fait considérer que son système de croyance est meilleur que celui de l’autre, cela va imposer un plafond de verre à sa relation avec autrui. On se retrouve du coup cantonné à échanger de façon superficielle et extérieure.
Mais est-ce que le collectif ne se construit pas par définition en réaction à quelque chose ? Toute mobilisation, même celle des “tisserands”, n’est-elle pas condamnée à exclure ?
La vertu de la proposition tisserande est de donner une définition très large à la notion de lien. Le problème c’est que nous sommes les fils des modernes, les fils de sociétés qui nous ont atomisés, individualisés et écartés les uns des autres. On a donc une très forte aspiration à la liberté. De plus, on a tellement vu et subi de mésaventures de ‘’l’être ensemble’’ qu’on est devenu incrédule face à la réussite d’un collectif qui ne nous fait pas entrer dans un système d’endoctrinement. En réalité, il y a une multitude de façons d’être ‘’tisserand’’.
Pour créer un lien, il faut être deux. Si j’ai affaire à quelqu’un dont la croyance religieuse m’exclut et me dévalorise, évidemment ça ne va pas. Le lien entre nous sera alors abstrait puisqu’il n’est pas possible de s’entendre avec une personne qui ne vous reconnaît pas un droit égal à développer votre propre vision du monde. Mais si je rencontre une personne croyante mais non prosélyte, alors le partage devient possible.
La vie ‘’tisserande’’ repose sur de bonnes volontés et la tolérance. Les tisserands sont des gens qui se disent : ‘’Tu nourris ta vie comme tu l’entends, moi également, mais on se retrouve dans cette conviction qu’il faut développer un lien de qualité avec autrui ». Les tisserands renoncent au préjugé selon lequel on détient la vérité. C’est une sorte d’humanisme.
Que pensez-vous alors de Nuit debout et des mobilisations actuelles ? Est-ce la preuve d’une jeunesse qui n’est pas inerte et qui tente un renouveau ?
Ce mouvement est extraordinairement positif et je souhaite que ça prenne une ampleur considérable. Nuit debout est un immense ras-le-bol par rapport à des logiques d’égoïsme, d’individualisme, de confiscation de la richesse, et d’asservissement de l’homme au travail. Aujourd’hui, lorsque la jeunesse entre dans le monde du travail, on voudrait qu’elle prenne n’importe quel job pour 1 000 euros par mois alors qu’on a une capacité à produire de la richesse qui n’a jamais été aussi importante.
Et puis Nuit debout incarne ce besoin de se retrouver, de communion, d’être ensemble, d’inventer et de réinventer. Ce sont des tisserands. Au lieu de développer des colères et des frustrations chacun dans son coin, Nuit debout redécouvre ce qui s’appelle : ‘’l’union fait la force’’. Ils se rassemblent dans un grand lieu symbolique qu’ils se réapproprient, cette place de la République, c’est-à-dire de ‘’la chose publique’’, qui est l’affaire de tous et qui symbolise le bien commun. Ils essaient de réinventer ensemble une société plus partageuse, plus solidaire, plus équitable.
Aujourd’hui, les propositions politique et religieuse demandent à être complètement réinventées. Et je crois beaucoup en ce qui se passe du côté de la société civile et de la jeunesse libre, farouchement éprises de leur liberté et qui retrouvent le goût des liens.
Vous affirmez dans les Tisserands’ votre refus de la figure du maître et du directeur de conscience. Mais comment la jeunesse peut se former si elle n’est pas guidée ?
L’école. Elle a été inventée paradoxalement à la place des maîtres. Son rôle est de mettre l’individu en situation d’être libre et autonome. L’école doit apprendre à l’individu à cultiver le lien à soi, ce que fait la philosophie par exemple, et à se questionner. Elle doit aussi lui apprendre à cultiver le lien à l’autre. En faisant ça, elle propose une pédagogie de la liberté. Grâce à cet apprentissage, on accède au fameux ‘’libre-ensemble’’ dans des espaces sociaux dans lesquels on peut discuter de questionnements existentiels et fondamentaux. C’est exactement ce que fait Nuit debout. Les assemblées comme Nuit debout sont le remède pour s’extirper de l’alternative fermée : ‘’soit j’ai des maitres soit je me retrouve seul’’.
Il faut promouvoir et encourager tous les nouveaux espaces où l’on va se rasseoir pour discuter ensemble sur la meilleure façon de redonner du sens à nos vies. Les maîtres sont inutiles car on est dans un siècle d’irrémédiable égalité. Du moins je l’espère. On se dirige vers des sociétés où il y aura de moins en moins de relations hiérarchiques entre les hommes.
Votre livre ‘’Les tisserands’’ est donc un repère pour ces personnes aux mêmes aspirations ?
Lorsque j’ai écrit Plaidoyer pour la fraternité, j’ai été invité partout en France. C’est à ce moment-là que je me suis aperçu du nombre de gens engagés dans des associations. La France est un pays qui bat tous les records de vie associative. Et ce que j’ai compris, c’est que tous ces gens sont des tisserands qui s’ignorent. Chacun a l’impression d’être impuissant, de n’être qu’une goutte d’eau dans un océan d’huile. Mon rôle est donc de donner confiance aux personnes qui se démènent à échelle locale et de leur faire prendre conscience qu’il y a quelque chose de très cohérent et de très convergent entre leurs initiatives. Cette ambition des tisserands est bien plus puissante qu’on ne le croit. Nous n’avons pas encore pris la mesure de ce phénomène.
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