A Prague, début décembre, on peut jouer au touriste customisé façon bibendum pour affronter le froid ou alors traîner dans les clubs de la capitale tchèque, et profiter du festival Alternativa. Morceaux choisis, parmi les presque dix soirées proposées, du 25 novembre au 4 décembre.
Douze ans au compteur, un engagement politique depuis toujours -la structure qui organise le festival est l’héritière d’une longue tradition de diffusion clandestine d’enregistrements interdits par la censure sous le régime communiste, les fameux « samizdat »- : le festival Alternativa n’est pas un nouveau-né. A tort peu connu, et à l’ambiance presque familiale (enfin un festival sans bar vip !), il réunit une bonne partie de ce qui se fait de mieux dans le domaine des musiques alternatives. De l’Allemagne aux Etats-Unis, de la Grande-Bretagne à la France. En passant par la République tchèque, la Pologne ou l’Ukraine.
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Direction, le premier soir, le théâtre Kastan, toute petite salle d’une centaine de chaises, tout au plus. D’abord, pour y écouter les expérimentations de deux figures de la musique alternative tchèque, Mikolas Chadima, perpétuel activiste de la cause indépendante, signataire de la Charte 77, et Pavel Richter.
A une autre époque, les deux faisaient partie du MCH Band, largement censuré et empêché de jouer à l’étranger, régulièrement interrogé par la police. Aujourd’hui encore, d’ailleurs, le groupe se mobilise : après son concert de Prague ce soir-là, c’est à Kiev que les deux musiciens se rendaient. C’est ce combat que leur musique, faite d’improvisations de basse, de guitare ou de saxo, porte en elle. Noirceur, distorsions quasi-continues sont au programme. Pas facile d’accès, l’absence d’une batterie accentuant encore plus la déconstruction.
Les deux français de Scrape (Marc Sens et Cyril Bilbeaud) qui leur succèdent font eux aussi dans le mélancolique sombre. Paradoxalement, c’est parce qu’elle est enserrée dans l’étau délimité par la batterie de celui qui a un temps travaillé avec Théo Hakola que la guitare de Marc (souvent aperçu aux côtés de Yann Tiersen ou Serge Tayssot-Gay) semble toujours plus libre, qu’il la torture avec un tournevis ou en effleure les cordes avec un ballon de baudruche. La musique de Scrape (à prononcer, à en croire nos voisins tchèques [scrapié]) est une invitation à l’introspection, et pas forcément pour voir ce qu’il y a de plus beau en nous.
Pour la deuxième soirée retenue, direction cette fois le Matrix Club, au sous-sol d’un bowling, et de ses cuisines, qui nous donnent un aperçu de la cuisine tchèque assurément pas des plus ragoûtant. Pas vraiment un endroit recommandé à des nonnes en pèlerinage, mais de toute façon, pour aller à un concert de Jackie o-motherfucker, il faut déjà être prêt à quelques concessions avec les bonnes manières.
Héritiers de l’esthétique DIY, ce collectif américain en fait pourtant un peu trop pour rester crédible (pourquoi se sentir obligé d’être en t-shirt troué et à pieds nus pour se servir d’un laptop ?). Il manque à leur post-rock un ciment, qui ferait du collectif une entité à part entière, et non la simple somme de chacune des improvisations de ceux qui le compose.
Surtout qu’avant eux, les polonais Ludzie, à mi-chemin entre l’électro-punk et le jazz électronique avaient fait forte impression. Beats pas prise de tête, trompette inspirée, batteur impeccable : les pieds bougent tout seul, avant même qu’on ne le remarque. Du charisme et un sacré sens de l’humour, qui transforment le set en une orgie de sons en tous genre, ignorant toute règle ou barrière. Le plaisir que chacun prend sous les projecteurs est largement communicatif.
Difficile d’en dire autant des très austères ukrainiens Moglass, rentrés sur scène en ayant au préalable entourés leurs chemises de brassards orange. Sons électroniques froids se mêlent aux cris proches de l’hystérie d’un chanteur mystique. A 20 heures, en ouverture de soirée, le cocktail était un peu dur à avaler.
L’avant-dernière nuit pragoise, celle du vendredi 3 décembre promettait d’être celle de « l’indietronica ». Pour faire plus simple : la quasi-totalité des groupes/dj’s programmés sont distribués par le label berlinois Morr Music, référence en la matière.
Ca commence par Christian Kleine (Lali Puna, The Notwist, Hermann und Kleine) qui livre, derrière ses lunettes et chemise de premier de la classe un set un peu plus éloigné des guitares qu’on aurait pu le croire. Moyennant quoi on retrouve toujours ici une batterie, là une guitare ou un piano ; c’est doux sans être creux ni insipide.
Ca continue avec le flow beaucoup plus percutant lui de Man’s Best Friend (nouveau pseudo de Sole, le fondateur d’Anticon), qui montre que le label berlinois ne fait pas uniquement dans les douces mélodies. Pour les amateurs du genre.
Enfin, Thomas Morr lui-même clôt la soirée par un dj-set pas prise de tête. Entre temps, quand même, un intrus s’était glissé. Armé d’un régime de bananes et d’une bouteille de soda, le bondissant britannique Max Tundra, avec ses machines quasi-antédiluviennes, passe à la moulinette un bon nombre de classiques, ne résiste pas au plaisir d’y pousser un petit coup de voix, guitare sous le bras.
Le principe est simple : réduire au maximum la piste originale, n’en retenir guère plus qu’un fichier midi, et à partir de là, poser mix, accords ou chants complètement décalés. C’est bien fichu, sauf que ca sonne un peu trop comme au karaoké chez jacky le samedi soir pour que l’on soit touché.
La transition pour la dernière nuit est lancée, le moment consacré, selon le programme à l’« experimental disco ». On y aperçoit un court instant Enik, un munichois, collaborateur de Funkstörung. Derrière son laptop, il chante, se joue des larsens, pour en tirer une complainte blues pas désagréable du tout. Avant de laisser la place à « la » sensation de la soirée.
L’américaine Kevin Blechdom (alias Kristin Erickson), issue du duo Blectum from Blechdom, revisite les clichés de la pop américaine et des comédies musicales pour mieux les ridiculiser. Banjo ou synthé passablement éraillé en bandoulière, laptop laissé dans un coin (elle en fait le même usage minimaliste que Max Tundra, se plantant même parfois dans le lancement d’une piste sous i-tunes) : tout est prétexte à la mise en scène, au second degré.
Elle vampe littéralement le public, faisant siennes, assise sur une chaise dont le dossier fait face au public, des chorégraphies de cabaret. Revient pour une perle folk, avec son banjo pour seul accompagnement cette fois. Termine, enfin, sur une cover déjantée de Cindy Lauper. L’effet produit est celui d’un étrange vague-à-l’âme rigolard, ou d’une douce ivresse amère, au choix.
Juste après, les mix pompiers de Jason Forrest ne soutiennent pas vraiment la comparaison. Ca fait du bruit, beaucoup, pour au final un résultat assez faible. Celui qui est entré sur scène vêtu de son T-shirt Black Sabbath s’enferme dans une course effrénée aux bpm, en oubliant une grande partie du public en route. A moins d’un euro les 50 cl de bière, il y avait effectivement de quoi se réfugier au bar.
Quatre soirées, quatre panoramas différents des musiques indépendantes d’Europe centrale et d’ailleurs : si Prague est « la ville aux cent clochers », Alternativa réussit la performance de ne s’enfermer dans aucune chapelle, pour un grand cross-over des cultures enthousiasmant et réussi.
Antoine Bayet
www.lecargo.org/
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