DESCRIPTION Rebelle de naissance, toujours joyeusement subversive par son art, Catherine Deneuve est la figure exquise pour toutes celles et tous ceux qui désirent commencer leur vie pour n’avoir jamais, jamais à courber la nuque. Une leçon absolue de liberté, de fantaisie, de choix souverains, de fidélité à l’anarchisme de l’enfance. PROPOSITION Catherine Deneuve est […]
DESCRIPTION
Rebelle de naissance, toujours joyeusement subversive par son art, Catherine Deneuve est la figure exquise pour toutes celles et tous ceux qui désirent commencer leur vie pour n’avoir jamais, jamais à courber la nuque. Une leçon absolue de liberté, de fantaisie, de choix souverains, de fidélité à l’anarchisme de l’enfance.
PROPOSITION
Catherine Deneuve est des plus grands réalisateurs français ; une des très rares qui ont su changer le cinéma mondial.
LES TROIS PRIVILEGES…
Certaines actrices solitaires ont rendu un cinéma tout simplement possible ; je pense à Julia Roberts. Otez Julia Roberts de Hollywood, c’est un genre entier du cinéma américain son c’ur ? qui disparaît. Disons : 20 %… Parce que sans Mlle Roberts, Le Mariage de mon meilleur ami, Coup de foudre à Notting Hill… n’existeraient tout simplement pas. C’est un privilège vertigineux, terrifiant, et il fallut dix ans à Julia Roberts pour assumer de porter sur ses seules épaules cette aspiration à une joie nouvelle. Pour une telle actrice, le cinéma américain a dû inventer un genre nouveau. Julia Roberts, c’est l’amour des comédies hollywoodiennes des années 30 à 50, sans rien céder de nos douleurs quotidiennes pour une nostalgie saumâtre. Ni céder en rien sur le goût de la beauté, parce que c’est la pauvreté de nos vies devenue magique quand elle est projetée sur un écran dans une salle obscure. Parce que nos vies sont magiques, et qu’il a fallu le cinéma américain et soviétique pour nous l’apprendre.
Certaines actrices « seules » ont conquis le deuxième privilège, qui est une charge différente, tout aussi lourde : Ingrid Bergman, dont chaque évanouissement nous apprit qu’une femme, un personnage féminin, peut porter toutes nos fautes et les tourner en triomphe. A sa suite aujourd’hui, Emmanuelle Devos sans qui nous aurions oublié la beauté foudroyante de Tess. Toutes deux nobles jusqu’au vertige. Au-delà des personnages qu’elles ont joués, leur simple visage à toutes deux, leur vulnérabilité et leur force nues, c’est chacun d’entre nous si nous avions su être nobles d’âme. Leur bravoure nous sauve.
L’art unique de Catherine Deneuve, lui, est si singulier qu’il nous faut parler plus loin encore que l’art de l’acteur. Cette femme, une seule, a su inventer une façon nouvelle de regarder un film et de l’aimer, de le peindre à ses couleurs. Une couleur tout simplement moderne. De Tristana à 8 femmes. Radicalement moderne.
ENFANCE
Je me souviens d’une anecdote que me racontait Jean-Paul Roussillon. En primaire, élève médiocre, il se désolait de ne savoir ramener une médaille pour ses parents lors des remises de prix. Une fois, une seule, il entendit son nom à l’appel des récompenses. « Jean-Paul Roussillon, prix de bonne conduite »… La décoration la plus fade qui soit, mais Jean-Paul l’arborait fièrement le lendemain matin dans la cour de récréation. Il dérapait sur le bitume lors de l’appel à 8 heures le matin. Sa médaille lui fut retirée.
Jean-Paul en tirait la morale : surtout, surtout ne jamais rien mériter !
Catherine Deneuve n’a jamais rien mérité. N’a jamais voulu rien mériter. Le cinéma imbécile de ses premiers films l’ennuyait un peu. Jouer les sottes ne lui était pas grand-chose. Jouer les savantes non plus. Demande-t-on à Eastwood de poser à l’intellectuel ? Pourquoi demande-t-on à une femme la liste de ses romans préférés pour l’accepter comme « intellectuelle » ? Mais poserait-on la même question à un homme ? Choisir la lourdeur ou la bêtise ?! Maigre choix si l’on désire l’intelligence et la beauté ! Pourquoi ne pas inventer plutôt ?
Il faut déplacer la question pour y voir plus clair : ce qui nous est demandé à 12 ans, c’est le mérite ou la soumission. Et soumis ou méritant, nous perdrons notre enfance. Catherine Deneuve a royalement balayé l’un et l’autre, toute sa vie ; et impavide, elle est toujours aujourd’hui la femme la plus scandaleuse de France. Ne jamais se soumettre et ne jamais rien mériter. Rock’n’roll, par nature.
C’est son art : « Never complain (se soumettre) never explain (mériter) ». La mauvaise élève que j’aurais voulu être.
Cette mauvaise élève de Répulsion à La Sirène du Mississippi, des Parapluies de Cherbourg au Vent de la nuit, de Rappeneau à Ferreri , cette inventeuse de formes dont j’aime à imaginer qu’elle a appris le cinéma en révisant son Steve McQueen sur le bout des doigts, essayant à 10 ans de se souvenir du trajet de Garbo à Monroe , cette spectatrice de cinéma a CHOISI la légèreté contre la lourdeur, l’émotion contre le pathos, le romanesque contre le romantisme, la forme droite contre le kitsch.
C’est quoi devenir un adulte ? A 12 ans, je regardais mes parents et grands-parents se pâmer devant telle actrice allemande au jeu si tragique. Tout mon visage se fronçait. Pour devenir un homme, devais-je désirer souffrir et considérer la vie comme la montagne de fange sur laquelle « se tordent les phoques » dont Musset parlait par la bouche de Perdican ? Mais alors, pourquoi grandir et quitter l’enfance ?
Il ne s’agit pas de fuir le malheur dans la sottise ; mais pourquoi donc la souffrance serait-elle plus sacrée que la joie, ou l’ennui, ou la bonne santé ?
C’est ça que le corps de Deneuve, sa voix, sa blondeur insolente clament : que la vie tout entière est si précieuse et que rien n’est sacré ; tout est également trivial et heureux, le malheur y compris.
Je songe à Nora… Les héroïnes de cinéma que j’ai aimées souvent traversent le pire. Elles m’apprennent à chasser le chagrin, les culpabilités, à les vaincre, à toujours préférer la douceur au désespoir. Seuls ceux qui ont connu le pire savent que le plus précieux, c’est ce que les épargnés jugent futile. Un rayon de soleil, l’élégance, la paix, fuir nos prisons et ne le devoir qu’à nous-mêmes. Peu importe que nous soyons meurtris, nous nous devons à nous-mêmes de gagner.
Quand Catherine Deneuve prend la main de Nora à l’HP, son seul geste est une apologie donc une amitié. Catherine Deneuve ne juge personne, elle aime bien admirer… Et c’est la seule condition pour être réalisateur…
DYLAN
« Elle est froide, non ? »
Mais elle a joué les films les plus brûlants qui soient !
« Oui, mais elle ne joue pas vraiment… »
Tout est là. Catherine Deneuve ne joue pas les règles du jeu. Elle n’a jamais joué aucune règle du jeu. Et roya-lement, elle a gagné la partie. A plate couture. Sans forfanterie, sereinement, magnifiquement inacceptable. La Stendhal du jeu de l’acteur.
Dans ses manuscrits, Henri Beyle raturait chacune de ses phrases qui avait le mauvais goût de faire douze pieds ; il préférait retrancher un peu, ou ajouter une conjonction fade, pour obtenir neuf pieds ou treize, plutôt que la pompe d’un alexandrin et son hémistiche attendu.
Voilà comment joue Catherine Deneuve.
Certains films sans une rature, comme écrits au crayon d’un seul jet, faisant son miel de ce côté brouillon. D’autres films travaillés infiniment, avec une précision géniale pour effacer chaque reste en nous d’Académie, et trouver le sel de la vie. Le sel de la vie, pour Deneuve, ce n’est pas le naturalisme ; c’est la netteté. C’est que Deneuve est des plus grandes critiques de cinéma ; et chacun de ses rôles est comme son point de vue sur ce qui fait beauté dans le film qu’elle accepte.
Je crois qu’il n’y a pas d’autre cinéaste qu’elle qui ait compris plus intimement la beauté d’Hitchcock, la malice de Buñuel et la fièvre de Cocteau. Pour Deneuve, c’est tout simple. Ainsi, elle sut permettre les plus beaux Truffaut et les plus beaux Demy.
Depuis que Deneuve compte, le cinéma ne peut plus se filmer pareil. Voilà. Cette femme a tout changé. Elle a nettoyé nos yeux, parce que sa pensée du cinéma, au-delà de son travail d’actrice, sa pensée de ce que le cinéma doit se souvenir d’être est une pensée immense. A l’égal de Bresson, Godard, Truffaut, Scorsese. Et son intransigeance fut si radieuse que nous aurions pu ne pas la voir ! Les films que nous voyons aujourd’hui, chinois, américains, français, sont différents parce que Deneuve a voulu changer le cinéma, et que son art intransigeant, dans un sourire, a tout bouleversé.
Un plan de Dancer in the Dark : Catherine Deneuve assise dans un coin. Le metteur en scène lui demande, off, d’aboyer. Elle : « I don’t want to bark!… Un temps, puis réticente : Ouah. » Et je me souvenais de Bob Dylan dans le film de Pennebaker. Pudique, d’une insolence folle : irrécupérable…
L’ uvre de Catherine Deneuve est irrécupérable. Chacun de ses films est un petit bloc, une pierre, qu’il nous faut accepter pour construire encore et toujours les fondations d’un cinéma moderne : celui qui saura aimer le cinéma classique sans affectation. Parce que si le cinéma, des frères Lumière à 2004, n’est pas encore et toujours un art trop jeune, incurablement classique, à quoi bon ?
A tous les rendez-vous politiques, la libération de l’Algérie, la libération des femmes, la libération des prisonniers, sans pose aucune, Deneuve fut présente. Pas de hasard ; un grand artiste désire la liberté, comme il respire.
Oui, Catherine Deneuve est un des plus grands réalisateurs français. Et la figure malicieuse de la rébellion la plus radicale : être fidèles à nos enfances. Never complain, never explain. Notre Bob Dylan français.
Portrait réalisé par Arnaud Desplechin