Organiste légendaire des Doors, Ray Manzarek s’est éteint hier. Mais laisse derrière lui beaucoup de souvenirs : récit et anecdotes par Francis Dordor, qu’il a rencontré en 1978.
A l’automne 1978, dans le douillet d’une suite du Plaza Athénée à Paris, trois Doors d’une coolerie absolument californienne reçoivent quelques artilleurs de la presse française micro en main pour une célébration à goût spécial. Selon un rituel identique pour chaque interview, ça commence par l’écoute de quelques extraits d’An American Prayer, premier album zombie de l’histoire, dont ils assurent la promotion européenne. La voix de Jim Morrison y récite une sélection de poèmes extraits du recueil du même nom, habillés de musiques nouvellement conçues et enregistrées par le trio de survivants. Et l’atmosphère dans le salon devient vite étrange car cette voix majestueusement virile entre toutes, qui éructe des mots grandioses en rythme, semble vraiment nous parvenir d’outre-tombe.
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Si John Densmore le batteur et Robbie Krieger le guitariste se tassent peu à peu au fond de leurs fauteuils Récamier comme intimidés par le retour du fantôme de leur ancien leader, si proche du lieu même où il est mort 7 ans plus tôt et de là où il repose (Père Lachaise), Ray Manzareck, l’organiste, littéralement transcendé, ne tient plus en place, se levant à maintes reprises pendant l’entretien pour nous narrer avec force gestes et emphase : La Légende des Doors. Nous en sommes à évoquer l’enregistrement du célèbre Light My Fire quand il se lance dans une série d’anecdotes plus ou moins vérifiables, plus ou moins exactes, dont l’une où un Jim en transe arrache de son support un extincteur à la fin du morceau et arrose de mousse, console comprise, tout le studio. « To cool it down » n’oublie pas de préciser Ray. Homère en personne faisant le service après vente des exploits d’Ulysse n’eut guère été plus convaincant.
Il en va ainsi de certains groupes dont les membres échappent aux tentacules d’un passé trop glorieux pour se réinventer. Ce fut le cas des Beatles ou du Velvet Underground, encore que pour ce dernier de gloire, il ne sera question qu’à titre posthume. Et puis, il y les musiciens qui restent à jamais prisonniers de l’ombre des formations qui leur ont permis d’éclore, qui en portent à jamais le deuil, prenant souvent en charge sa gestion patrimoniale. C’est le cas des Doors et en particulier de Ray Manzareck qui s’est éteint le 20 Mai dans une clinique de Rosenheim en Allemagne des suites d’un cancer à l’âge de 74 ans. Sur ces trois quarts de siècles, on peut dire que cinq années, de 1965 à 1970, auront suffi pour changer la face du rock. Et pour sceller un destin de musicien qui, entamé à Chicago dans les années 50, s’épanouira à Los Angeles en plein solstice psychédélique.
C’est dans une salle de l’U.C.L.A. où est projeté un film gonzo réalisé par un étudiant, Jim Morrison, à la beauté arrogante, que Ray, lui-même en cursus ciné, frôle de près la première fois ce destin-là. Vient ensuite la rencontre devenue mythique où par une belle nuit d’été avec la lune et les vagues de Venice Beach pour seules témoins, Jim récite le texte de Moonlight Drive à un Ray totalement subjugué. De ce bref instant de grâce estivale, restitué par Oliver Stone dans son biopic, naîtra cet envoûtement singulier que produit une musique si parfaite et si farouche, si fabriquée et si libre dont on a bien du mal, dés les premiers instants, dès le premier album, à comprendre au juste comment elle est conçue.
Ray qui a étudié le piano classique au cours d’une jeunesse de fils d’une bonne famille d’origine polonaise s’est intensément nourri de tous les maîtres du boogie woogie à l’ancienne, les Pete Johnson, les Meade Lux Lewis, les Memphis Slim. Si bien que muni d’un bagage réversible, il paraît désigné pour élaborer cette formule d’alchimie où se fondent chromatisme classique et shuffle blues. C’est aussi dans cette aptitude qui lui est propre que se voit justifier le choix d’un nom tel que The Doors, portes par lesquels on pénètre dans une autre dimension du rock, plus théâtral, plus lyrique, plus baroque.
Même si le son Doors est un tout indissoluble, auquel la technique sinueuse, presque reptilienne, de Robbie Krieger et la frappe puissante et imparable de John Densmore apportent leur évidente contribution, c’est bien autour de la virtuosité de Ray au piano électrique que va s’agréger une identité d’autant plus insolite pour l’époque que les claviers sont alors, hormis chez Dylan, très peu mis en avant comparés à la guitare. Le groupe est désormais paré pour se faire une place de choix au cœur de ces turbulentes mid sixties californiennes où la musique commence à vouloir sérieusement sortir de ses gonds pour conquérir cet absolu que Morrison poursuit déjà, sauvagement, méthodiquement, en mettant en pratique les vertus rimbaldiennes du dérèglement des sens.
Devenu une sorte de Shaman en pantalon de cuir, Morrison peut compter sur un Manzarek/Hammelin pour entraîner dans son sillage la génération du flower power vers des abîmes festifs. Et des premiers pas au Whisky A Gogo sur Sunset Boulevard en 66 jusqu’au fameux concert de Miami du 1er Mars 69, prestation dantesque où Morrison aurait exhibé ses bijoux de famille, ces deux-là feront la paire pour semer un délectable cocktail de chaos assorti de chansons sublimes. A la question « Jim a t’il vraiment montré ses couilles sur scène ce fameux soir ? » Manzarek, petit sourire malicieux aux lèvres, répondait en 78 : « Je ne me souviens plus vraiment, c’était un tel bordel ! Mais ce dont je me souviens, c’est que des couilles, il en avait ».
Manière de signifier que lui, dans l’écume du chaos généré, du tumulte qui désormais suivait chacune de leur sortie, contrôlait la situation derrière ses claviers. Et d’ailleurs comment musique si troublante, si entêtante, pouvait elle exploser de la sorte ? Comment The End, When The Music is Over, Break On Trough, Roadhouse Blues et tant d’autres… pouvaient-ils solliciter le public de manière aussi extrême, parvenant à faire graduellement monter dans la chair des ondes d’un plaisir comme on en ressent que dans les batailles du sexe ?
Derrière ses petites lunettes d’éternel étudiant, Ray se sentait investi d’une mission de régulateur de tension. Il aura eu de cette épopée fulgurante le dernier mot, concluant l’ultime morceau des Doors avec Jim- Riders on the Storm sur L.A. Woman– où les goûtes d’un rideau de notes comme celles d’une mousson d’été tombent sur les débris encore fumant d’un crash, apportant à la scène une manière de sérénité post catastrophique.
La suite de sa carrière fut bien moins palpitante, pour ne pas dire qu’elle fut carrément transparente. Après avoir tenté vainement de remplacer Jim à la mort de celui-ci (par le bluesman psychiatrique anglais Kevin Coyne notamment) et enregistré deux albums sous le nom des Doors où il prenait le chant à son compte, il commettra quelques disques solos assez mineurs, remontera un groupe sans grande envergure, Nite City, enregistrera d’autres albums solos dont l’un avec une relecture pas vraiment sexy du Carmina Burana de Carl Orff. Il publiera aussi son autobiographie, servira de consultant sur différents films documentaires consacrés au groupe et s’emploiera chaque jour que Dieu ou Dionysos fit, avec une détermination et une passion inentamées, à faire vivre La Légende des Doors.
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