Chroniqueur acerbe d’une jeunesse britannique aussi indomptée qu’égarée, Jamie T se joue des sons et des mots pour transformer la plus banale des histoires en hymne universel.
On l’imagine facilement buvant des bières génériques avec ses potes sur le parking Tesco de l’une de ces banlieues londoniennes où l’on s’ennuie ferme. Avec sa tignasse sauvage et sa dégaine de chav débraillé, Jamie Treays a en effet tout du parfait petit scallywag qui vient de casser un rétroviseur par désoeuvrement. En 2007, à l’abri des regards, il a pourtant créé l’un des disques les plus surprenants et tourmentés de l’année. L’album s’intitulait Panic Prevention, du nom du disque que lui avait acheté sa mère pour surmonter ses crises d’angoisse. Il saisissait, comme la série Skins, son double télévisuel, par son réalisme et sa noirceur.
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En une poignée de morceaux hybrides où samples tapageurs, guitares nerveuses et beats monotones cohabitaient comme nulle part ailleurs, le jeune homme de 21 ans offrait une plongée en apnée aussi dense que brutale dans son quotidien d’adulescent. On y vivait en direct, caméra à l’épaule, ses drames ordinaires et ses nuits blanches, ses débordements et ses histoires d’amour foireuses. Troubadour du Londres 2.0, Jamie T s’imposait par sa façon subtile, mais habile, de dresser un portrait taillé au couteau de la jeunesse anglaise et de ses déboires, avec pour seul credo d’en rire plutôt que d’en pleurer. Deux ans plus tard, Jamie T n’a pas perdu sa gouaille lorsqu’il confie s’être provisoirement débarrassé de ses crises d’angoisse en devenant “complètement workaholic”. Le jeune homme s’est en effet accordé peu de repos avant de s’atteler à l’écriture du successeur de Panic Prevention.
Composé et enregistré à la maison, puis dans le studio de Damon Albarn (lire encadré), Kings and Queens confirme les précieux talents d’observateur de Jamie T, cette capacité accrue à déceler dans n’importe quel événement minable le détail qui en fera un hymne de la jeunesse britannique. “Je crois que c’est une des caractéristiques principales des musiciens anglais. On me demande toujours si c’est ma vie que je décris dans mes chansons, mais pourquoi je ferais un album qui ne parle que de moi ? Je ne m’intéresse pas vraiment à moi, je préfère les autres”, explique-t-il. De son donjon de Wimbledon, Jamie T observe et absorbe toujours avec la même acuité la vie des personnages qui l’entourent pour mieux se l’approprier. “C’est vrai que ça peut paraître contradictoire d’écrire sur la vie des autres tout en restant enfermé dans ma chambre, mais si ça fonctionne de cette façon, je ne vois pas pourquoi je changerais de méthode”, se marre-t-il.
Comme son grand frère spirituel Mike Skinner, Jamie T jongle aussi bien avec les histoires qu’avec les mots, dont le sens a autant d’importance que la sonorité. Tempo saccadé, accent cockney : sa voix fait office d’instrument et le choix du vocabulaire prend, pour lui, des allures d’équation à deux inconnues. “La musique, c’est comme les mathématiques : tout a une place, et si tu mets une chose à la mauvaise place, ça ne fonctionne pas. Composer une chanson, c’est comme jouer à Tetris. La plupart du temps, je ne sais pas vraiment ce que je vais raconter, donc je peux me permettre de changer une expression pour qu’elle sonne mieux. J’ai besoin de jouer avec les mots autant qu’avec les instruments.” Si les contes urbains de Jamie T ont toujours les pieds bien ancrés dans la terre d’Albion, sa musique, elle, a cette fois-ci filé bien au-delà de la Manche.
Nourri au Clash et à Fela Kuti pendant toute la création de Kings and Queens, le jeune homme a ouvert une brèche de taille dans ses mélodies en y insufflant guitares japonisantes (The Man’s Machine), riffs de vieux western (Earth, Wind and Fire, digne de la BO d’un Tarantino), ukulélé, drum’n’bass tribale et rythmes africains (368 et l’envoûtante Spider’s Web). Une prise de risques pas toujours réfléchie, parfois déconcertante, qui confère à l’album une touche positive paradoxale et une couleur universelle. “J’avais envie de transporter ma musique dans une autre partie du monde, sans pour autant savoir exactement où j’allais. Il n’était pas question pour moi de rester cantonné à l’Angleterre.”
Cette même Angleterre qui l’accueille pourtant à bras ouverts lorsqu’il plonge tête la première dans un rock hyperactif (Sticks ’n’ Stones, British Intelligence) ou dans la plus pure tradition pop britannique, en livrant les deux ballades acoustiques épurées Emily’s Heart et Jilly Armeen. “Ce disque est un vaste bordel, mais j’en suis très content”, lance Jamie T, hilare. Un vaste bordel qui pourrait bien être l’un des meilleurs albums de l’année.
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