Doel est un village belge presque abandonné. Ses derniers habitants ne s’inquiètent pas outre mesure de l’état de “leur” centrale nucléaire. Pourtant, le cœur du réacteur est couvert de milliers de fissures. Une situation qui mobilise de plus en plus en Belgique, et en Europe.
Doel est un village où règne le silence. Pas de voiture, pas de passants. Seules des mouettes occupent l’espace. Située au nord de la Belgique, non loin d’Anvers, la bourgade est presque vide. Quelques traces de vie subsistent dans les maisons de brique rouge. Des rideaux aux motifs fleuris. Une table renversée. Un verre cassé. Les vestiges d’une époque révolue. Doel est surtout devenue le terrain de jeu de graffeurs amateurs et confirmés, dont les fresques décorent la ville.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop","device":"desktop"}
En parcourant les rues, un étrange crépitement attire l’attention. Au début, on le remarque à peine. Puis il devient obsédant, lancinant. Ce grésillement provient des lignes à haute tension qui passent au-dessus du village et distribuent l’énergie produite par la centrale nucléaire de Doel, qu’on aperçoit au loin. Cette centrale dont le cœur si fragile inquiète en Belgique et au-delà.
Des fissures par milliers
La désertion de Doel n’a rien à voir avec le nucléaire. Elle a été décidée dans le cadre d’un plan d’extension du port industriel d’Anvers, impliquant expropriation et relogement des habitants. Mais le caractère anxiogène de ce village mort est amplifié par les nombreux défauts de cette centrale qui trône au loin. Doel offre un avant-goût d’apocalypse.
La centrale du village compte quatre réacteurs nucléaires. En 2012, les autorités de contrôle ont découvert sur l’un d’eux – Doel 3 – des fissures. Certaines font plus de 15 centimètres de longueur, mais leur épaisseur est celle d’un « papier à cigarettes ». Les fissures sont au nombre de 13 000.
Une donnée impressionnante qui n’effraie nullement Emilienne, l’une des toutes dernières habitantes du village qui, du haut de ses 80 ans, refuse obstinément de quitter sa maison. Emilienne a affiché sur sa porte d’entrée une petite photo des deux grandes tours réfrigérantes de la centrale qui crachent leur vapeur d’eau. Elle trouve simplement que ces tours, à la forme évasée, sont « belles ». C’est un attachement sentimental qu’elle exprime à l’endroit de la centrale.
Pour Emilienne, le nucléaire, c’est le souvenir d’un autre Doel. Un Doel vivant, celui des années 80. Une époque où l’on festoyait jusqu’à pas d’heure. « Il y avait 24 cafés à Doel ! » dit-elle. « Le vendredi soir, les gens du village et les gens de la centrale se retrouvaient« . Alors les bières descendaient dans les gosiers, et la magie de la fête opérait. « Les cadres de la centrale nous parlaient et ils étaient très rassurants« , marmonne Emilienne, comme perdue dans ses souvenirs.
Aujourd’hui, le village ne compte plus qu’un seul bar. Le « Doel 5 ». Comme un cinquième réacteur qui tournerait à la Jupiler plutôt qu’à l’uranium. On y croise des employés de la centrale nucléaire. Ceux qui s’expriment ne s’inquiètent pas outre-mesure. “Les autorités ont vérifié la centrale et ils ont dit que ça irait.” Point barre. Les voix discordantes, dans le coin se font rares. Certains villageois de communes environnantes concèdent timidement avoir “un peu peur”, avant de fermer leur porte.
Confiance aux autorités
Les opposants plus farouches, on les trouve à Anvers, à moins de 20 kilomètres de Doel. Certains Anversois s’organisent en collectifs. On y trouve Leona Maes, retraitée activiste qui jongle entre ses dix petits-enfants, le théâtre amateur, la lutte contre les particules fines et le nucléaire. Elle regrette un peu le manque de mobilisation sur ces questions :
« Les gens sont parfois comme des vaches, rigole-t-elle. Ils ne bougent pas beaucoup. »
Mais depuis quelque temps, justement, ça bouge. Il y a eu cette pétition internationale d’Avaaz pour la fermeture des centrales belges, qui a récolté plus de 850 000 signatures. Côté belge francophone, la pétition lancée par Léo Tubbax pour fermer l’autre réacteur fissuré, à Tihange, dans le sud du pays, a réuni plus de 200 000 partisans. Des succès important, mais qui pour l’instant ne font pas boule de neige. Léona Maes regrette que « beaucoup de gens fassent encore confiance aux autorités« .
Des autorités qui se veulent désormais très rassurantes. Après quatre années de tests, de redémarrages et d’arrêts impromptus des réacteurs, le porte-parole de l’agence fédérale de contrôle nucléaire (AFCN), Sébastien Berg, proclame :
« Nous pouvons dire à 100 % qu’il n’y a pas de défaut de sûreté. »
Son agence est pourtant pointée du doigt pour son manque d’indépendance. Le directeur, Jan Bens, fut lui-même directeur de la centrale de Doel. Jean-Marc Nollet, député fédéral écolo dénonce un « conflit d’intérêt énorme. Le défaut consubstantiel de ce dossier ». Mais ce conflit n’émeut pas outre mesure le gouvernement qui fait confiance à l’AFCN.
De nombreuses zones d’ombre
L’AFCN ne l’a jamais caché, les cuves de deux réacteurs belges exploités par Electrabel, filiale du groupe français Engie, sont fissurées. La cuve du réacteur, c’est le cœur nucléaire.
« S’il y a le moindre doute au sujet d’une cuve, en principe il faut fermer la centrale, affirme Jan Vande Putte, de Greenpeace Belgique. Une cuve qui s’ouvrirait, c’est le pire des scénarios. Pire qu’à Fukushima. »
Et des doutes, il en subsiste de nombreux. Le premier d’entre eux concerne la résistance des cuves. Ces fissures, probablement des “flocons” d’hydrogène apparus lors du forgeage de l’acier, fragilisent-elles la cuve en acier ?
Pour Damien Ernst, professeur en électromécanique à l’université de Liège, « la cuve est évidemment fragilisée, vu le nombre et la taille des fissures. Est-ce qu’elle est fragilisée au point de ne plus être fiable ? Telle est la question. »
Pour tenter d’y répondre des tests ont été réalisés, en 2014, en Belgique, sur une pièce fournie par Areva. Une pièce censée partager les caractéristiques des cuves incriminées. Même acier, même type de fissures. Les résultats ont déstabilisé les plus fervents défenseurs du nucléaire : la pièce réagissait très mal aux radiations. Elle vieillissait à toute allure et se fragilisait considérablement.
Electrabel devance alors une éventuelle décision couperet de l’agence fédérale et éteint ses réacteurs. Curieusement, Electrabel et les experts convoqués par l’agence tombent rapidement d’accord. La fragilisation de la pièce d’Areva n’est officiellement pas due aux fissures, même si l’on ne connait pas l’origine de ce vieillissement accéléré. D’autres tests seront menés sur une autre pièce dégottée en Allemagne. Ces tests-là correspondront mieux aux attentes d’Electrabel et de l’AFCN. Mais le doute demeure.
« Eliminer les découvertes inattendues en les désignant comme des ‘profils anormaux’ ne peut pas être considéré comme une pratique scientifique saine » écrivait Ilse Tweer, une spécialiste en matériau dans une récente étude commandée par le groupe écologiste au Parlement européen.
Une zone d’ombre dans un dossier qui en compte de nombreuses. Elles concernent parfois l’origine de ces fissures, leurs réactions, leur évolution.
L’inquiétude se répand
Aujourd’hui, l’inquiétude déborde le cercle des écologistes. Même au sein du bureau d’experts internationaux (international review bord), réuni et choisi par l’AFCN pour rendre un avis, l’unanimité n’était pas de mise. L’un des neuf experts n’a pas adhéré aux conclusions rassurantes du groupe. Les doutes qu’il a émis quant à la supposée résistance de cuves multi-fissurées sont sérieux.
Lorsqu’on rappelle ce fait au porte-parole de l’AFCN, celui-ci nuance ses propres propos :
“C’est vrai qu’affirmer 100 % de certitudes, c’est compliqué. Personne ne dit que les fissures n’ont pas d’impact du tout. La vraie question est : est-ce qu’on peut vivre avec oui, ou non. Et la réponse est oui.”
Les affirmations peu rassurantes des autorités ont attiré l’attention des pays voisins. Des délégations des Pays-Bas, du Luxembourg et de l’Allemagne ont exprimé des doutes. Au Luxembourg, Joé Ducomble et Olaf Munichsofer, experts au sein du ministère du Développement durable, ont pas mal de soucis avec ces centrales. Ils s’étonnent du « manque de transparence » autour de la décision de leur redémarrage. Ils se questionnent sur le fait « que les autorités ne sont pas sûres à 100 % de l’origine des fissures » et trouvent inquiétant que le dirigeant de l’AFCN ait admis qu’aujourd’hui, les “deux réacteurs ne seraient pas homologués”.
A près de 300 kilomètres du Luxembourg, chez Emilienne, à Doel, ces questions trouvent une réponse étonnante : « En cas d’accident, on est tranquilles ici. Les radiations passeront au-dessus du village« , affirme-t-elle en montrant la vapeur d’eau qui se dégage de la centrale. « Elles iront vers les Pays-Bas, ou vers Anvers. » On se rassure comme on peut.
{"type":"Banniere-Basse","device":"desktop"}