Tollé contre la loi El Khomri, scandales financiers, ZAD, mobilisation Nuit debout : autant de points chauds dans lesquels le sociologue Philippe Corcuff perçoit la réactivation d’une pensée libertaire et anarchiste.
Après dix-sept ans au Parti socialiste, un passage chez les Verts, à la LCR et au NPA, le sociologue Philippe Corcuff adhère à la Fédération anarchiste en 2013. Il aura milité presque quarante ans avant de devenir anarchiste, là où tant d’autres ont parcouru le chemin inverse, passant du gauchisme au Parti socialiste, voire à la droite. Après avoir rompu radicalement avec sa formation marxiste, Philippe Corcuff met aujourd’hui en cause “la concentration et la professionnalisation du pouvoir” et revendique un anarchisme “pragmatique, antigauchiste et institutionnel”. Anarchy is in the air ?
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Selon vous, l’idée anarchiste connaîtrait une réactivation. Que signifie être libertaire en 2016 ?
Philippe Corcuff – Aujourd’hui, il existe un retour d’une sensibilité libertaire, de manière disséminée, dans une diversité de mouvements sociaux, de lieux alternatifs et de résistances individuelles, avec dans le même temps une marginalisation des organisations anarchistes. Cette sensibilité a été perceptible dans le mouvement altermondialiste, puis dans le mouvement Occupy ou dans les ZAD.
Ce renouveau libertaire s’inscrit en opposition aux gauches sociale-démocrate et stalinienne dominantes, qui ont participé aux logiques de concentration du pouvoir et de dévalorisation de l’individualité sur lesquelles a buté historiquement l’émancipation. Même au sein de la gauche radicale, l’idée d’un “logiciel collectiviste” domine encore : être de gauche, ce serait être pour le collectif, l’individu étant associé au capitalisme néolibéral.
Où voyez-vous les indices de cette nouvelle diffusion ?
Le 31 mars, j’étais à Besançon, à l’invitation du groupe Proudhon (dans sa ville natale !) de la Fédération anarchiste. Dans la manif contre la loi El Khomri, on voyait bien la distinction entre les cortèges syndicaux classiques et ceux des étudiants, habillés en clowns, avec un esprit plus ludique et libertaire. Lors du mouvement de 2010 sur les retraites, des graphistes ont lancé un slogan à succès : “Je lutte des classes”, mettant en avant une subjectivité radicale. Cet esprit libertaire est aussi présent dans des associations, des expériences et des formes très locales d’action directe.
Comment définir aujourd’hui l’anarchisme, alors qu’une idée reçue lui associe l’absence de règles ?
Je renverse les catégories d’ordre et de désordre. Le capitalisme est pour moi un ensemble de désordres – sociaux, écologiques, existentiels –, et l’Etat une forme d’ordre autoritaire. L’anarchisme est, à l’inverse, une forme d’ordre fondé sur un pluralisme radical et ce que Proudhon appelle “l’équilibration des contraires”, c’est-à-dire un cadre d’expression des conflits et des contradictions.
C’est un ordre différent fondé sur une adhésion volontaire, un ordre alternatif à l’alliance du capitalisme et de l’Etat-nation. Or, dans le brouillage idéologique actuel, il existe une position conservatrice qui se développe au cœur de la gauche radicale : un pôle national-étatiste sacralisant l’Etat et “l’appartenance nationale”, comme le fait Frédéric Lordon dans son récent livre Imperium.
Dans les milieux anarchistes, il y a deux grands pôles : les anarchistes pragmatiques, qui s’efforcent d’avoir des effets émancipateurs sur la réalité (dans le syndicalisme, une Amap, une association, etc.), et les anarchistes identitaires, qui se la jouent anarchistes en s’habillant en noir. L’anarchisme de Proudhon et de Bakounine est pragmatique. L’identitaire est plus récent, car en phase avec certains traits narcissiques de nos sociétés individualistes.
Pourquoi revendiquez-vous l’anti-étatisme ? La critique de l’Etat peut-elle occulter l’importance de ce que Bourdieu appelait “la main gauche de l’Etat”, c’est-à-dire ses outils de protection sociale ?
Je ne partage pas la diabolisation de l’Etat qui circule dans le mouvement anarchiste. L’Etat est une forme composite. Il est traversé par des mécanismes dominants, comme les rapports de classe et de sexe, ou les formes coloniales et postcoloniales, mais aussi par des éléments émancipateurs permis par les luttes sociales, comme dans le droit du travail.
L’anarchisme vise plus précisément l’étatisme, c’est-à-dire cette tentation d’un pouvoir tentaculaire que Hobbes a théorisée dans son Léviathan en 1651. L’étatisme constitue une des logiques actives dans les Etats modernes : celle qui prétend incarner le tout et intégrer l’ensemble des institutions à travers une verticalité hiérarchique unique. Mon anarchisme institutionnel est une proposition d’institutions sans Etat.
Julian Assange est-il un anarchiste ?
Il a des pratiques anarchistes en tant que praticien de la désobéissance civile contre les formes anti-démocratiques de secret imposées par les Etats et les grandes entreprises capitalistes. Cet hacktivisme est fondé sur une forte autonomie individuelle et des formes de coopération. L’association de l’individualité et de la coopération est un axe des mouvements libertaires.
On entend de plus en plus de citoyens qui ne veulent plus participer au jeu électoral, notamment en 2017 : comment un libertaire s’adapte-t-il à la démocratie représentative usée ?
Je ne parle pas de démocratie représentative, mais de régime représentatif professionnalisé à idéaux démocratiques. Ce type de régime codifie des droits individuels et collectifs appréciables, mais ne correspond pas au double idéal démocratique associant autogouvernement de soi et des collectivités humaines. Ce type de régime promet faussement que la sélection électorale des élites qui nous dominent règlera les problèmes. Or, aujourd’hui, les élections, qui reconduisent la domination des représentants professionnels sur les citoyens, ne peuvent transformer radicalement une société.
Dans ce cas, la promesse de Podemos de transformer la société espagnole, c’est du flan ?
L’expérience de Podemos est intéressante en ce que cette organisation politique s’est créée à partir de mouvements sociaux. Mais faire de la question électorale l’axe central n’est guère efficace au regard de notre expérience du XXe siècle qui montre plutôt que c’est peu ou pas émancipateur. Par contre, il n’est pas utile de diaboliser le vote comme souvent chez les anarchistes. Si je veux faire reculer l’échéance de l’arrivée au pouvoir du Front national, je ne vais pas hésiter à voter pour le moindre mal. Mais cela n’a pas grand-chose à voir avec la construction d’une société meilleure en rupture avec le capitalisme et l’étatisme.
La violence anarchiste des Black Blocs vous semble-t-elle inutile dans votre positionnement pragmatique ?
A l’origine, au sein du mouvement altermondialiste, les Black Blocs se sont attaqués de manière violente non pas à des personnes mais à des objets symboles du capitalisme comme les banques. Cette forme d’action, illégale, peut être légitime dans certains cas. Par contre, j’ai un problème avec la violence contre les personnes, seulement légitime dans certains cas exceptionnels comme les résistances contre les fascismes.
Comment analysez-vous la séquence politique actuelle : recul sur la déchéance de nationalité et la loi El Khomri ?
La parenthèse ouverte en 1983 par ce qu’on a d’abord appelé “la rigueur”, et qui s’est révélée être un tournant néolibéral, s’approfondit. François Hollande et Manuel Valls sont en train de finir le sale boulot de destruction de la gauche entamé par François Mitterrand. Ils font parfois des choses que le sarkozysme n’aurait pas osé faire.
Dans le même temps, la question de la déchéance de nationalité a déstabilisé l’imaginaire humaniste de la gauche qui avait été jusqu’à présent plutôt préservé, contrairement à la question sociale. L’extrême droitisation est de plus en plus patente et affecte les gauches, de Valls à l’économiste Jacques Sapir pour la gauche radicale, quand il a envisagé une alliance avec le FN.
Aujourd’hui, les choses semblent sur des rails, avec une forte probabilité que le FN puisse accéder au pouvoir en 2022. Et on ne voit pas très bien comment on pourrait l’en empêcher. Il faut profiter de ce temps pour reconstruire des dispositifs alternatifs, en partant du local et en créant des formes nationales et internationales de coordination.
Par contre, le débat sur la primaire à gauche ne constitue qu’une tentative désespérée de donner une nouvelle vie à une professionnalisation politique moribonde d’un point de vue démocratique. Et cela ne peut que retarder le développement de formes citoyennes d’auto-organisation.
Le scandale financier dit des “Panama Papers” peut-il nourrir la mobilisation Nuit debout démarrée le 31 mars place de la République à Paris ? Cette dernière peut-elle se transformer en mouvement des indignés à la française ?
Ce nouveau scandale financier montre que les forces traditionnelles de droite (promesses de Nicolas Sarkozy à la suite de la crise de 2008) comme de gauche (discours du Bourget de François Hollande) sont dans l’incapacité de maintenir un minimum de règles éthiques dans le cadre du capitalisme international. Elles attisent même le fantasme du retour à la bonne nation protectrice et participent par là à l’extrême droitisation.
Le scandale des “Panama Papers” peut créer une interférence aléatoire non prévue qui peut donner un nouvel élan à la mobilisation contre la loi El Khomri. A cause de connexions insuffisantes entre la gauche radicale et la jeunesse, la France n’a pas encore connu de mouvement comme les indignados espagnol. Avec Nuit debout, il y a une amorce possible de renouvellement.
Il n’y a pas si longtemps, il y avait une expression à la mode : être un anarchiste de droite. Pensez-vous que cela soit possible ?
Il y a une pensée anti-étatique qui peut être de droite, mais ça ne correspond pas du tout aux idéaux historiques de l’anarchisme comme composante du mouvement socialiste, donc également anticapitaliste. Ce qu’on a appelé l’anarchisme de droite en France, dans son alliance d’anticonformisme et de conservatisme, a peut-être été un terreau des automatismes du “politiquement incorrect” des néoréacs actuels, de Finkielkraut à Zemmour et Soral.
Vous utilisez les séries, les films et les chansons dans vos travaux. Dans les années 1970 et 1980, il y avait de multiples manifestations anarchistes dans la culture, notamment avec le punk anglais. Où s’exprime l’anarchisme aujourd’hui ?
Il y a moins d’identité anarchiste revendiquée comme dans le punk ou chez Brassens et Ferré, mais un certain esprit libertaire se diffuse aujourd’hui, par exemple dans le rap. C’est plutôt dans des formes culturelles non spécifiquement anarchistes et très ordinaires que peut se travailler une critique émancipatrice de la réalité.
C’est-à-dire ?
En enquêtant sur la réception de la série américaine Ally McBeal, je me suis aperçu que se créait parmi les téléspectatrices une attente d’authenticité débarrassée du filtre de l’argent-roi. La saison 2 d’American Crime manie un scalpel critique sur les croisements des dominations de classe, raciale et homophobe, dans la lignée de The Wire.
Le grand défaut de nombre d’anarchistes influencés par “la société du spectacle” de Debord ou le Chomsky de “la propagande médiatique”, c’est qu’ils postulent souvent que les gens qui consomment de l’industrie culturelle sont totalement aliénés par la société marchande. Ils sont alors aveugles aux résistances intimes qui s’expriment dans le rapport à ces cultures ordinaires.
Quelle personnalité publique vous semble le mieux représenter aujourd’hui, en France, les idées libertaires ?
Alain Souchon à travers deux chansons, Foule sentimentale et Et si en plus y a personne. Ce profil populaire nous éloigne de l’arrogance des vedettes intellectuelles du radical chic. J’ai récemment clos un séminaire à la Sorbonne en lançant : “Plutôt Souchon que Lordon !”
Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte de Philippe Corcuff (Les éditions du Monde libertaire), 296 pages, 14 €
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