« Sculpture » vivante de Matthew Barney dans Drawing Restraint 9 et compositrice de la BO du film, Bj rk revient sur un tournage qui fut une remuante expérience intime et élabore une critique
de l’impérialisme de la culture occidentale.
Avant de commencer à tourner, quelles images du film aviez-vous en tête ?
Björk – J’ai commencé par faire la musique. Matthew me racontait des histoires, mais c’était très abstrait : il me parlait d’un navire très macho, ce genre d’indications. Une fois sur le tournage, j’ai d’ porter des costumes très inconfortables. Je ne veux plus les voir… C’est le film de Matthew, c’est lui le faiseur d’images, je suis la musicienne. Je lui fais confiance, je porte ce qu’il me dit de porter, et je fais ce qu’il me dit de faire. Ce sont ses idées, son expression. Je ne connais rien à l’art de la performance, et je sais très peu de choses de l’histoire de l’art. Collaborer à ce film, c’est comme travailler avec Michel Gondry, Spike Jonze ou Chris Cunningham : c’est avant tout travailler avec quelqu’un que j’aime, et pour ma part de manière assez intuitive. Matthew est un sculpteur. Dans ce film, je ne m’exprime pas en mon nom propre, je suis sa sculpture. Je ne me suis pas vraiment posé de questions de « method acting ».
A la fin, transformés en baleines, vous vous étreignez, vous vous découpez et vous vous mangez. Même si vous êtes sa sculpture, c’est vous qui jouez cette scène. Quelle vision souhaitiez-vous créer ? Que vouliez-vous en faire ?
C’est évidemment une idée de Matthew, pas la mienne. Mais je comprends d’où il vient. Je suis islandaise, il est américain. Il porte une peau de bison, je porte un truc islandais. Nous nous métamorphosons progressivement au cours du film, et nous finissons en baleines. C’est un peu comme un voyage en arrière, puisque l’être humain est censé venir de l’océan. Nous n’en n’avons pas tellement parlé. a s’est passé de façon plutôt intuitive. Pour moi, cette scène évoque l’idée de parvenir à l’état de nature. C’est l’histoire d’une libération.
Etait-il difficile d’être à ce point l’objet de l’imagination de quelqu’un ?
Oh, Matthew est un mec très sain, vous savez. En ce sens, c’est très facile de travailler avec lui. Ce n’est pas un psychodrame. Il vous met dans une position très confortable et naturelle. Et cela n’a pris que quelques jours. J’ai essayé d’aider son projet comme j’ai pu. Quand j’étais ado, je traînais avec un groupe surréaliste. Comme cela, par accident, j’en ai pas mal appris sur le surréalisme. Mais je suis quelqu’un de très intuitif. Avec Matthew, je vais voir plus d’expositions que je ne le fais habituellement, mais je suis comme une enfant : je parcours d’imposants musées à multiples étages et ça me prend cinq minutes. Je me dis (en chantonnant – ndlr) : « Chiant, chiant, chiant, génial !, chiant, chiant, chiant… »
Avant ce film, quels rapports entreteniez-vous avec la culture japonaise ?
Pas grand-chose. A part que, comme je n’ai pas vraiment une tête d’Islandaise, quand j’étais petite, on me traitait de « Chinoise ». Donc j’ai pour l’Asie une sorte d’empathie naturelle. Quand j’étais adolescente, je me suis passionnée pour l’écrivain Mishima. A 19 ans, je me suis présentée au concours d’entrée d’une école japonaise d’animation à Tokyo. Mais ensuite d’autres choses se sont passées et je n’y suis pas allée. Pour moi, le Japon est lié à l’adolescence. Quand Matthew m’a parlé de son projet, cela m’a vraiment intéressée. Emotionnellement, cela a impliqué de revenir vers qui j’étais quand j’avais 16 ans. C’est un voyage personnel, sur moi-même. J’ai beaucoup écouté de musique japonaise avant de travailler à la musique du film, jusqu’au moment où je me suis rendu compte que c’était à côté de la plaque : je n’allais pas me mettre à écrire pareil. a aurait été du vol. Ce qui m’a le plus intéressée, c’est de lire des livres sur la marine. Après toutes ces années, je crois que j’ai enfin compris ce que les Islandais et les Japonais Ð bien qu’ils soient complètement différents Ð avaient en commun : une foi dans la nature, un esprit de croyance dans l’univers minéral, dans les montagnes. Une sorte d’animisme. La nature fait tellement partie de nous. Dans notre mythologie, tous les esprits sont égaux. Pour écrire la musique du film, j’ai pensé à chaque objet indépendamment des autres, en faisant jouer un instrument à la fois par exemple. Car chaque objet a son esprit propre. C’est peut-être pour cela que la bande-son de DR9 est si pleine de silences. Je déteste le mot minimalisme, si galvaudé, mais ce que j’ai essayé de faire tient de cette idée-là. Dans Vespertine, des centaines de sons se produisent sans cesse, c’est chaud et compliqué. Pour DR9, au contraire, chaque son a de la place, de l’espace. C’est sans doute assez contemplatif.
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D’une certaine façon, DR9 rend hommage à des formes de culture considérées comme mineures : les rituels traditionnels des villages de pêcheurs de baleines, l’ésotérisme des cultures populaires souterraines et menacées de disparition. Qu’est-ce qu’elles signifient pour vous ?
Je n’ai pas été élevée dans la religion, ni dans la civilisation occidentales. Pour moi, l’exotisme, c’est l’Occident multiculturel. Ce qui pour vous relève du petit rituel ésotérique est pour moi normal. C’est toujours très bizarre d’entrer dans un Virgin Megastore ou une Fnac, et de voir les classifications des musiques : « rock », « jazz », « world ». Mais comment faites-vous pour mettre toutes ces musiques dans une même boîte ? Et pourquoi le rock n’est-il pas de la musique « world » ? Je ne comprends pas. Et je trouve que cela relève vraiment de l’impérialisme. Ces cultures populaires souterraines dont vous parlez constituent mon lieu d’origine. L’un de mes meilleurs amis en Islande est l’évêque, si on peut dire, de la mythologie nordique. C’est plus naturel pour moi que la chrétienté. Je ne regardais jamais la télévision quand j’étais petite, et ça ne fait que cinq ans que McDonald’s s’est implanté en Islande.
Alors, selon vous, quelle relation la culture occidentale « impérialiste » devrait-elle avoir à l’égard des cultures et traditions populaires minoritaires ?
Mais je crois que Hollywood, c’est de la culture populaire souterraine. Il se trouve juste qu’ils ont tout l’argent. Je ne veux pas dire du mal de Hollywood, mais c’est une culture minoritaire. Aujourd’hui, nous regardons des films africains, turcs, de Bollywood, chinois… Le monde entier montre du doigt l’impérialisme occidental et dit : « Nous existons aussi ! » Je reviens de Banda Aceh, une ville indonésienne durement touchée par le tsunami. Ils ont des Kentucky Fried Chicken, et dans le taxi vous entendez de la musique turque… Aujourd’hui, tout se mélange, partout. En Angleterre, l’année dernière, les petits labels indépendants ont vendu beaucoup plus de disques que les majors. La domination des « gros » sur les « petits » tend à disparaître. On en voit l’issue.
Pensez-vous pouvoir jouer un rôle de passeur entre ces cultures ?
Non, je suis islandaise. Ce que j’ai fait autour du Japon pour DR9, c’est une exception. Je n’ai pas pour habitude de travailler aussi consciemment une autre culture nationale. Et je ne crois pas que je recommencerai. Aujourd’hui, l’Islande est l’un des pays les plus modernes du monde. Je ne vais pas faire semblant d’être une vieille Viking chantant des sagas. Je ne vais pas prétendre êtres plus authentique que les autres. a sonnerait faux.
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