En digne descendant de George Orwell et de William S. Burroughs, Dave Eggers renouvelle la littérature d’anticipation dystopique. Chef-d’œuvre du genre, Le Cercle est le premier grand roman de notre nouvelle ère hypernumérique.
Nous sommes dans un futur sans doute très proche. “Le Cercle”, fournisseur d’accès internet le plus puissant au monde, relie toutes nos données numériques (mails, réseaux sociaux, transactions bancaires) en un gigantesque système d’exploitation universel.
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“Rejoignez la communauté”, “Innovez”, “Rêvez”, découvre avec émerveillement la jeune Mae sur les dalles du campus californien où elle a l’honneur de faire ses premiers pas comme cadre supérieur. Elle est entourée des plus grands cerveaux de la planète. Ils bâtissent l’avenir en prônant la “transparence totale” et le “partage volontaire de toutes les informations”.
Tout le monde s’épie, s’observe, se juge
Ce qui ressemblait de prime abord à une nouvelle Olympe se révèlera en fait un univers digne du panopticon de Bentham, une dictature où règne la surveillance permanente de chacun via les écrans et tablettes. Tout le monde s’épie, s’observe, se juge à ses nombres de smileys. L’anonymat est banni, et il devient interdit de cacher quoi que ce soit. Le Cercle, c’est “Big Brother is watching you” à l’heure des réseaux sociaux.
Une nouvelle occasion d’écrire un roman politique en s’inspirant du réel pour l’auteur du Grand Quoi et de Zeitoun, fondateur également de l’excellent magazine The Believer et de la maison d’édition McSweeney’s. Mais Dave Eggers habite San Francisco, à quelques miles à peine de la Silicon Valley, fief des Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple).
Open spaces à l’infini, gadgets inutiles et addictifs
Son Cercle reproduit à merveille l’univers si particulier des universités conçues par ces géants du web : open spaces s’étendant à l’infini, labs où se créent des gadgets aussi inutiles qu’addictifs, nerds à la Zuckerberg – ces nouveaux rois du pétrole, sourire Colgate et discours new age sur “l’épanouissement personnel par la communication”.
Un roman dense, d’une logique implacable
Ce roman ne plaira pas à ceux qui aiment le beau style, les personnages auxquels ils peuvent s’identifier ou les happy ends. C’est dense, d’une logique implacable, étouffant, désespéré. On pourrait reprocher à l’auteur son didactisme, ses personnages trop fonctionnels, qui se contentent d’incarner une idée. Mais l’effet semble voulu, comme s’il s’agissait de faire ressentir au lecteur le sentiment de malaise, d’hyperréalité dans lequel l’héroïne est plongée, tandis qu’elle évolue dans ce monde de plus en plus robotique, de moins en moins humain.
Ses propres mots s’effacent, remplacés par les dictons de l’idéologie du Cercle : “LES SECRETS SONT DES MENSONGES/PARTAGER C’EST AIMER/GARDER POUR SOI, C’EST VOLER”. Hommage au 1984 d’Orwell et à sa novlangue qui accède ici à un nouveau stade : elle se médiatise, non plus sous la forme de mots, mais sous celle d’images, de smileys, de like.
On pense enfin au William S. Burroughs de Nova Express pour cette distance remarquable que l’auteur instaure avec son sujet, cette aptitude à disparaître en tant qu’écrivain, comme s’il était lui-même cannibalisé par le monstrueux réseau dont il se contenterait de recracher la logorrhée délirante.
Le futur dystopique, c’est déjà demain
Autre constat qu’Eggers semble avoir puisé chez Burroughs : la paranoïa n’est pas inutile car le futur dystopique, c’est déjà demain. L’écrivain pousse un cran plus loin certaines innovations technologiques récentes, pour voir ce qu’elles pourraient devenir d’ici quelques années.
Son bracelet qui mesure le moindre de ses déplacements n’est qu’une version améliorée de l’Apple Watch ; ses “Zings”, qu’on collectionne pour se vanter auprès de son boss ou de sa communauté, ressemblent aux like et smileys de Facebook. L’appli pour géolocaliser, fliquer à son insu un proche, est déjà dans le commerce.
Et si Google s’octroyait un monopole mondial ?
Quant à la récupération des hackers par le système, c’est déjà une pratique courante à la NSA. Que se passerait-il si l’un des Gafa s’octroyait un monopole mondial et imposait ses technologies et ses réseaux, aussi réels que virtuels, au reste de la planète ? Si les instances antitrust et la vigilance des élus venaient à disparaître ? Telles sont les questions effrayantes que pose Le Cercle, qui s’amuse au passage à retourner contre eux-mêmes certains symboles de la contre-culture du net. Ainsi, Julian Assange devient l’un des pionniers de la transparence, héros malgré lui du système totalitaire.
C’est enfin un excellent roman sur l’addiction aux réseaux sociaux, dont on peut suivre le cheminement, phrase après phrase, comme un cancer rongeant inexorablement tout sens critique. Et sur la célébrité qui prospère dans ce vide : Mae tient autant de Paris Hilton que de ces adolescentes devenues stars par leurs chaînes YouTube où elles partagent les moindres détails de leur vie avec des millions de fans.
La force du livre se résume en un constat glaçant : il n’y a pas de Matrix, pas d’entité mystérieuse, pas de mal qu’il faudrait détruire à sa source, comme dans ces blockbusters de science-fiction, pour que tout redevienne normal. Les protagonistes du Cercle nous ressemblent, c’est vous et moi. La dictature douce qu’ils imposent, c’est celle de tout le monde.
Le Cercle (Gallimard), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson, 510 pages, 25 €
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