Dans L’Avenir de la réalisatrice Mia Hansen-Løve, la comédienne Isabelle Huppert incarne une femme entamant le second acte de sa vie, empli de liberté. Complices, elles échangent sur le féminisme, la solitude et la place du cinéma d’auteur.
Encore un printemps chargé pour Isabelle Huppert. De mars à juin, elle incarne, dans la démesure, toutes les facettes de Phèdre(s). En mai, on la retrouvera probablement à Cannes dans Elle, marquant le come-back du grand Paul Verhoeven. Et cette semaine, tout en douceur et en nuance, elle est l’héroïne de L’Avenir de Mia Hansen-Løve, chronique radieuse de la mue existentielle d’une intellectuelle aux abords de la dernière ligne droite de sa vie.
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Mia, le fait de travailler pour la première fois avec une actrice aussi célèbre qu’Isabelle Huppert marque-t-il un déplacement de votre cinéma ?
Mia Hansen-Løve – Je ne pense pas du tout. Je n’ai pas choisi Isabelle pour franchir un cap en termes de production ou d’exposition médiatique de mon travail, mais parce que j’étais convaincue qu’elle était le seul choix pour ce film.
Pourquoi ?
Mia Hansen-Løve –Je vais évacuer la question du génie d’Isabelle. (rires) En plus de ça – son talent, son jeu, etc. –, elle est parfaite pour incarner une femme du côté de la pensée, éditrice, prof de philo. Elle imprime une autorité naturelle pour véhiculer des idées. Et puis, il y a des raisons très personnelles. J’ai grandi avec Isabelle. Les films dans lesquels elle a joué constituent des moments clés de mon enfance jusqu’à l’âge adulte.
C’est aussi la comédienne que ma mère aime le plus au monde, à laquelle elle s’est identifiée depuis sa jeunesse. Quand j’étais ado, je me souviens qu’elle choisissait ses fringues en fonction de la façon dont Isabelle était habillée dans les films. (A Isabelle) Une fois, elle se félicitait d’avoir mis la main sur une veste presque identique à celle que tu portais dans je ne sais plus quel Benoît Jacquot… L’Avenir est inspiré par ma mère. C’était donc une évidence qu’Isabelle joue ce rôle.
Isabelle Huppert – Il faut ajouter que la mère de Mia a été la prof de philo de ma fille, Lolita (Chammah – ndlr). Que Lolita jouait dans le premier court métrage de Mia. Que Mia jouait ma fille dans Les Destinées sentimentales d’Olivier Assayas. Il y a eu tout un faisceau de signes.
Mia Hansen-Løve – Ce qui est drôle, c’est qu’alors que je croyais faire un film sur ma mère, mes amis les plus proches m’ont dit qu’ils m’ont vue dans le personnage. Du coup, je ne sais plus très bien qui est le personnage.
Aviez-vous l’impression d’avoir des choses à découvrir chez Isabelle ?
Mia Hansen-Løve – En tout cas, j’avais envie de filmer des choses qui ne sont pas les plus exploitées chez elle. Une forme d’innocence, de douceur surtout. C’était important que le personnage n’exprime aucune méfiance des autres. Qu’il ne soit pas perméable à l’amertume, la dureté.
Le film est très suave, très solaire… Mais, en profondeur, il est aussi sombre qu’Eden. Il fait le décompte de tout ce qu’il faut se résoudre à perdre dans le temps d’une vie.
Isabelle Huppert – Et rien de ce qu’il y a à gagner, vous pensez ? J’ai l’impression que le personnage subit la solitude mais trouve la liberté. Et cette conclusion a quelque chose d’insolent. En perdant son mari, son travail d’éditrice, son chat, elle s’émancipe quand même de quelque chose. Elle constate qu’elle n’est pas dépendante des choses qu’elle pensait être la condition de son existence. Ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. J’aime bien cette façon de suggérer qu’on a peut-être moins besoin des autres qu’on ne le croit.
Mia Hansen-Løve – Effectivement, Eden et L’Avenir parlent sûrement de la même chose. De cette nécessité, à certains tournants de la vie, de tout perdre pour gagner quelque chose d’essentiel. Le personnage doit arriver à une forme de nudité et éprouve alors un pur sentiment d’existence. Ce sentiment, enfin, personne ne peut le lui enlever. Cet amour de soi, qui survit à tout, c’est la chose la plus forte qui soit. Comme une joie secrète que rien ne peut assiéger. J’ai observé ça chez ma mère, après des moments de crise. Mais bien sûr, le trajet pour y arriver est un peu effrayant.
Isabelle Huppert – C’est comme le titre : L’Avenir. C’est à la fois une ouverture, une promesse et l’inconnu, quelque chose qui inquiète. On ne sait jamais de quoi l’avenir sera fait, comme on dit.
Isabelle, si vous faites tellement de choses professionnellement, est-ce pour ne pas penser à l’avenir, sinon toujours à très court terme ?
Isabelle Huppert – Un peu oui. Dès que je perds une chose – un tournage, une équipe de travail –, je fais en sorte qu’une autre commence. C’est comme une course, on regarde seulement à un mètre devant soi. Parfois, aussi, c’est un puits sans fond. Mais bon, je ne crois pas que je travaille autant simplement par peur du vide. Je vois une nécessité à chaque chose que je fais. Si ce n’était que de la compulsion, je ferais tout et n’importe quoi. Bon, je fais peut-être tout, mais quand même pas n’importe quoi. (rires)
Télérama a consacré récemment une enquête à la question du sexisme dans le cinéma français. Avez-vous le sentiment, l’une ou l’autre, de subir une discrimination liée à votre genre ?
Mia Hansen-Løve – Je ne sais pas si c’est par défaut ou excès de féminisme, mais je n’ai jamais eu le moindre doute quant à ma capacité à devenir cinéaste. Je ne me suis jamais sentie écrasée par un interlocuteur masculin. Ma détermination n’a, je crois, pas laissé la place à ce type de rapport de force. Mais j’ai une empathie totale sur ces questions-là. L’idée que des femmes ne puissent pas exercer le métier qu’elles ont choisi parce qu’on le considère comme réservé aux hommes me paraît intolérable. La question de la liberté et de l’égalité des femmes me paraît cruciale aujourd’hui dans la société. Mais je ne peux pas témoigner en mon nom d’une oppression.
Isabelle Huppert – Oui, tout pareil. Avec un instinct viscéral, j’ai toujours repéré le moindre risque de misogynie, et ils sont nombreux, et je suis parvenue à m’y dérober. Mais le fait même d’être actrice impose un certain type de stéréotypes sexistes, sur la présentation physique, l’apparence. On est obligé de se les coltiner. Parfois, ces stéréotypes sont reconduits de façon plus vigoureuse encore par des femmes.
Mia Hansen-Løve – Une chose me heurte aussi c’est, lorsque pour louer le travail d’une femme, on met en avant sa supposée virilité. Sur le mode “cette cinéaste a vraiment des couilles”. Je ne me reconnais en rien dans cette dualité entre féminin et masculin, où l’audace et le courage seraient du côté des attributs masculins. Et je ne vois pas pourquoi ce qui validerait l’autorité des femmes au cinéma serait des qualités qui les rapprochent u masculin. D’ailleurs, la seule fois où je me suis sentie victime de sexisme, c’était en lisant un texte rédigé par un directeur de festival qui n’aimait pas mes films et leur reprochait d’être trop “girly”. L’argument, d’une misogynie assumée, m’a étonnée.
Isabelle Huppert – Dans ma carrière, je n’ai jamais tellement représenté une féminité conquérante, épanouie, forte. Mais mon féminisme a consisté à vouloir très tôt occuper le centre, refuser les films où le personnage féminin n’était défini que par sa relation au héros masculin (femme de…, copine de…). J’ai très tôt joué des figures féminines défaillantes, ou fragiles, ou folles, ou en souffrance, mais mon empowerment a consisté à projeter ces figures au centre, dans la lumière.
Vous avez été proche de quelques figures féministes comme Agnès Varda, Chantal Akerman, Susan Sontag…
Isabelle Huppert – Susan Sontag portait un regard intéressé sur mon travail, justement. Elle a commenté ce que mes choix de rôles ont pu raconter sur la condition féminine. Susan s’exprimait de façon extrêmement élaborée dans ses livres sur ces questions. Chantal, c’est différent. Sa parole ne s’affirmait vraiment que dans la forme du cinéma. Ce que dit Jeanne Dielman… n’aurait pas la même puissance si Chantal l’avait dit autrement qu’avec sa caméra. C’est un film essentiel, Jeanne Dielman…
Mia Hansen-Løve – Je ne l’ai pas encore vu. Ça fait partie des films que je me réjouis d’avoir encore à découvrir. Ça m’est arrivé récemment avec Noce blanche de Jean-Claude Brisseau. Ça faisait des années que je me disais que ce film était pour moi. Comme le héros est un prof de philo, j’aurais pu le voir pendant l’écriture de L’Avenir, mais je m’en suis empêchée. En plus, tout me convoquait : Bruno Cremer, qui est un acteur que j’admire ; Brisseau, Vanessa Paradis… Je l’ai donc vu il y a peu et il m’a bouleversée. La fin, lorsqu’elle a écrit sur le mur “l’océan, François, l’océan”, quel choc ! Le film recoupe absolument mes questions de vie et de cinéma les plus intimes.
Que pensez-vous du cinéma français ? Avez-vous l’impression que les temps se durcissent pour le cinéma indépendant, les films d’art et essai ?
Isabelle Huppert – Je suis rarement pessimiste sur ces questions. J’ai traversé pas mal d’états du cinéma français et il a toujours fallu se battre un peu pour imposer ce qu’on voulait. Bien sûr, les choses se transforment, certains modèles disparaissent. Un film aussi fou que Malina de Werner Schroeter, que j’ai tourné en 1991, ne pourrait plus exister dans une économie aussi confortable aujourd’hui. Mais en France, il est toujours possible de faire des films d’auteur talentueux, originaux… Je ne dirais pas comme Godard que “le cinéma est mort”, etc. Des films qui ne sont pas pensés pour le marché pourtant l’atteignent, comme récemment Fatima…
Vous l’avez vu ?
Isabelle Huppert – Pas encore.
Et, comme Guillaume Gallienne, vous en pensez quand même quelque chose ? (rires)
Mia Hansen-Løve – Guillaume Gallienne n’est pas le seul dans la profession à parler des films qu’il n’a pas vus, vous savez. Moi, je suis très heureuse de la victoire aux César de Fatima, que j’aime énormément. En plus, j’adore Trois souvenirs de ma jeunesse et Arnaud Desplechin a remporté le César du meilleur réalisateur. J’aime aussi beaucoup Mustang. Les César ont vraiment émis de bons signaux pour le cinéma indépendant cette année. Ce n’est pas si fréquent. Cela dit, moi, je ne vote jamais.
Isabelle Huppert – Mais oui ! J’ai engueulé Mia à ce sujet !
Mia Hansen-Løve – Oui, mais bon… Toi, tu ne vas même pas à la soirée quand t’es nommée ! (rires)
Isabelle Huppert – Oh… pas cette année. Mais j’y vais une fois sur deux. Je ne vais pas non plus y aller chaque année ! En plus, je répétais Phèdre(s) au théâtre ce soir-là.
Qu’est-ce qui vous a plu au cinéma récemment ?
Mia Hansen-Løve – J’ai trouvé très fort Ce sentiment de l’été de Mikhaël Hers. Sa liberté de raconter le deuil dans ce qu’il a de non-spectaculaire, très commun, est profondément audacieux. L’impressionnisme du film et sa légèreté de touche sont pour moi très modernes, même si la convention de l’époque est plutôt du côté des récits à péripéties, fortes dramatisations… J’ai aimé Spotlight aussi. J’adore que les personnages n’y aient aucune vie privée. Comme dans Zodiac. J’adore qu’ils soient entièrement dévoués à leur métier. Dans un scénario plus conventionnel, on aurait eu droit à une scène de couple, une autre avec des enfants…
Isabelle Huppert – Moi, dans les moments de travail très extrêmes, comme ces dernières semaines sur Phèdre(s), je consacre mes très rares soirées à aller au théâtre plutôt qu’au cinéma. Parce qu’une pièce, si on la rate on ne la verra jamais plus et ça m’angoisse beaucoup. J’ai vu Kings of War, les Shakespeare très impressionnants d’Ivo van Hove ; Qui a peur de Virginia Woolf ?, avec Dominique Valadié qui est une très grande actrice, et Julia Faure qui joue avec moi dans le prochain Pascal Bonitzer. Elle est formidable dans le spectacle ! Je suis allée jusqu’à Clermont-Ferrand voir Les Français de Warlikowski…
Mais bon, il faut que je retourne au cinéma. Je meurs d’envie de voir The Assassin, Fatima, Midnight Special… Mais aussi pourquoi pas Les Tuche 2 ? Je suis toujours curieuse des films qui font cinq millions d’entrées et se font dézinguer par la critique. Ça m’intéresse vraiment. Tu veux pas qu’on y aille ensemble, Mia ?
Mia Hansen-Løve – Heu… On verra… (rires)
Coiffure Christophe-Nicolas Biot Maquillage Thi-Loan Nguyen
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