Son nouveau livre, Mémoire de fille, nous plonge dans l’été 1958 et le moment où sa vie a basculé. L’occasion de mesurer l’importance de l’œuvre d’Annie Ernaux, et comment elle aura marqué des auteurs comme Edouard Louis, Virginie Despentes, Emmanuel Carrère ou Didier Eribon.
“Après ce livre-là, je n’en écrirai plus qu’un, ce sera le dernier”, nous annonce Annie Ernaux comme si c’était anodin. Son œuvre n’allant donc pas tarder à se boucler, le moment semble opportun pour mesurer l’importance qu’elle a prise en France.
Une œuvre qui a marqué son temps, des années 1970 à aujourd’hui, et impressionné, même influencé une plus jeune génération d’écrivains. “Très forte admiration, qui n’a cessé de grandir au fil du temps”, nous confie Emmanuel Carrère qui a, comme Ernaux dès La Place en 1983, décidé de ne plus écrire de “romans” depuis L’Adversaire (2000), mais des livres qui revendiquent leur ancrage dans la réalité.
“La fidélité aux siens, la fidélité à soi”
“J’admire la forme qu’elle a inventée, mixant autobiographie, histoire, sociologie, poursuit Carrère. L’interrogation inquiète sur sa situation de transfuge, venue du monde des dominés, ayant rallié celui des dominants. La fidélité aux siens, la fidélité à soi. La dépersonnalisation progressive, jusqu’à ce que disparaisse le ‘je’, dans Les Années – livre que je dois avoir lu trois ou quatre fois depuis sa parution, à chaque lecture plus impressionné par sa justesse, son ampleur et, je ne vois pas d’autre mot, sa majesté. Un des quelques grands livres, indiscutables, de la littérature aujourd’hui et, à titre personnel, un livre dont j’aimerais bien tirer la leçon, prendre de la graine.”
Son nouveau livre, Mémoire de fille, ne déroge pas à la forme littéraire que s’est inventée Annie Ernaux. Comment dire la jeune fille qu’elle a été dans la France conservatrice de 1958 ? “C’est le livre toujours manquant à mon travail, le livre que je tente d’écrire depuis 1963. J’ai toujours essayé de m’y confronter, mais c’était difficile, car il y a tout un nœud de honte, d’humiliation. Et la question : est-ce que cette fille, c’est moi ? Qui étais-je ? Et puis cet été 1958 m’a transformée.”
“Je me suis heurtée à certaines règles”
Un été où “la fille de bistrote”, comme elle se définit, quitte sa famille “catholique, populaire, conservatrice” pour travailler comme monitrice dans une colonie de vacances. Elle y fera l’expérience de l’amour et du sexe, passant des bras d’un jeune homme qu’elle aime mais qui la rejette, à d’autres bras. Pour cela, elle sera jugée très sévèrement, traitée de “pute” et humiliée : “Je me suis heurtée à certaines règles, dans une société qui fétichisait la virginité, sans savoir que je les avais transgressées.”
Ernaux raconte avec distance cette jeune fille qu’elle a été, en évitant tout jugement et toute explication. Elle l’observe, en parle à la troisième personne, comme si celle qu’elle a été n’avait plus de rapport avec le ‘je’ qu’elle est devenue.
“Le corps des femmes appartient au corps social”
Cette objectivation de soi dont parlait Emmanuel Carrère. Parce que le corps, chez Ernaux, s’inscrit toujours dans un corps social. Cette jeune fille, qui aborde le monde avec une certaine candeur, dix ans avant Mai 68 qui inaugurera enfin la mixité, découvre que les filles n’ont pas les mêmes droits, ni la même liberté sexuelle que les garçons. “Et encore aujourd’hui, c’est pareil : le corps des femmes appartient au corps social. Voyez ces filles dont la photo circule sur internet et dont tout le monde se moque.”
On a beaucoup parlé de sociologie pour définir la littérature d’Annie Ernaux, lectrice de Bourdieu. Elle la revendique toujours : “La sociologie sert à s’objectiver, permet une sorte de dissolution de ce que j’ai vécu dans autre chose. Ce que j’écris n’est pas du tout l’affirmation d’une histoire seulement personnelle, d’une identité, c’est la mise au jour de quelque chose que je cherche, que je ne trouverai qu’en l’écrivant.”
Née en 1940, Annie Ernaux a grandi à Yvetot, auprès de parents d’abord ouvriers puis qui ont ouvert un café-épicerie. Elle deviendra institutrice, “parce que c’était la seule voie pour les filles comme moi. L’Ecole normale des instituteurs était l’équivalent de l’Ecole normale pour les filles de bourgeois du lycée de Rouen, qui préparaient hypokhâgne. Sauf que moi, l’Ecole normale, je ne savais même pas que ça existait.”
“Pour les transfuges de classe, il y a un prix élevé à payer”
Son statut de transfuge de classe hante tous ses textes – l’impression d’avoir trahi son milieu, ses parents, Annie Ernaux l’abordera dans La Honte (1997). “Pour les transfuges de classe, il y a un prix élevé à payer, dont chacun ne s’accommode pas forcément de la même manière. Il y a aussi l’oubli du monde d’où l’on vient, mais il y a toujours le retour du refoulé. Chez moi, la forme que cela prend, c’est que je peux me sentir blessée par des comportements ou alors me mettre dans une rage folle, le plus souvent ne pas être à l’aise, d’une manière générale dans le milieu littéraire parisien, donc je vis loin de Paris.”
Elle regarde autour d’elle : nous nous trouvons dans la grande salle où le comité éditorial de Gallimard se réunit. “Même ici. Je me sens à l’aise avec les gens de Gallimard, mais avec la maison elle-même, tout ce qu’elle représente, je ne le suis pas, même si je suis très heureuse d’y être. Le vrai lieu, pour moi, c’est l’écriture, parce que c’est là où je peux transcender cette déchirure, la surmonter.”
Il n’est pas étonnant que le plus jeune écrivain à avoir été marqué par la démarche d’Ernaux soit Edouard Louis. Son En finir avec Eddy Bellegueule aborde autant la trajectoire de transfuge que son dernier livre, Histoire de la violence. Et à 23 ans, il travaille à une thèse sur les transfuges de classe.
“Ecrire ‘en dessous de la littérature’” Edouard Louis
“Annie Ernaux a accompli un geste très radical, qui a été de remettre en cause la littérature elle-même, nous explique Edouard Louis. Dans La Place ou La Honte, elle parle de la nécessité qu’elle ressent, lorsqu’elle évoque le monde de son enfance, d’écrire ‘en dessous de la littérature’, sur le mode du constat, en refusant tout ce que l’on associe habituellement à la littérature : la métaphore, le ‘bien écrire’, les figures de style…”
Dans Mémoire de fille, Ernaux privilégie d’ailleurs une écriture neutre, une immersion totale dans le passé comme si elle ne savait rien de ce qu’elle allait devenir. Quand on lui évoque Edouard Louis, l’enquête que la presse s’est sentie obligée de mener auprès de sa famille, elle s’insurge : “Si ses parents avaient habité le XVIe arrondissement, est-ce qu’ils les auraient interviewés ? Non. Quand on dénonce la violence chez les défavorisés, il faut rendre des comptes moraux. Quant à son deuxième livre, j’ai été sidérée de voir à quel point le milieu chic parisien, dont quelqu’un comme Beigbeder, le lui a fait payer.”
“Annie Ernaux m’a appris l’indifférence”
Annie Ernaux a connu elle aussi les attaques, notamment quand elle est passée du roman – “de l’autobiographie déguisée, où je changeais les noms” – à un texte plus explicitement autobiographique, La Femme gelée (1981), où elle exprime son ras-le-bol à l’égard de la place de la femme qui doit être “tout, épouse, maîtresse, mère, etc.”. Le texte sera pris à partie, notamment par des féministes.
Quant à Passion simple (1991), qui raconte la dépossession de soi par la passion, il déchaînera les réactions. “Annie Ernaux m’a appris l’indifférence, ajoute Edouard Louis. Quand on commence à écrire, on voudrait être aimé par tout le monde. En tout cas moi, j’ai commencé à écrire dans cet état d’esprit, avec ce désir, cet espoir. Et puis, un jour, elle m’a dit dans un courrier : ‘N’essayez pas de vous faire aimer par des gens qui, à cause de ce qu’ils sont, de leurs origines, de leurs habitus, ne pourront jamais vous aimer. La règle : l’indifférence’. Sa phrase m’a bouleversé.”
C’est après La Femme gelée, pour La Place, qui obtiendra le prix Renaudot en 1984, qu’Ernaux décidera de refuser définitivement l’appellation “roman”. Virginie Despentes a lu Les Armoires vides (1974) à 13 ans, un livre qui l’a fait penser à sa mère “qui était fille d’épicier en province. C’est par ce livre que j’ai assimilé le fait de vouloir écrire un français irréprochable avec la reconnaissance d’un complexe social.”
“Mais avec l’âge, je me rends compte qu’on peut bien parler dans la langue qu’on veut, un transfuge de classe reste un transfuge de classe et Annie Ernaux reste pour moi l’unique auteur francophone qui parle de ce qu’elle appelle ‘la déchirure’.”
Le livre traverse différentes strates de la société
Cette déchirure entre plusieurs classes, milieux, on la retrouve dans Mémoire de fille : 18 ans, c’est non seulement l’âge de la première expérience sexuelle, mais aussi celui de l’orientation professionnelle, du choix angoissant de ce qu’elle deviendra.
Le livre traverse ainsi différentes strates de la société, des classes populaires à la bourgeoisie. L’été 1958 correspond ainsi à une fracture, à partir de laquelle le retour au mode de vie, au lieu d’origine sera difficile, voire impossible.
“Des transfuges de classe qui ne sont jamais à leur place” Didier Eribon
Ce retour, le sociologue et philosophe Didier Eribon l’a effectué pour son livre Retour à Reims : “Il suffit d’ouvrir ce livre et La Société comme verdict pour s’apercevoir de ma très grande admiration pour Annie Ernaux. On peut lire une bonne partie de son œuvre comme une exploration des structures sociales qui inscrivent cette honte dans la tête des transfuges de classe, qui ne sont jamais à leur place, ni dans le monde d’où ils viennent, ni dans le monde où ils vivent désormais.”
“Et au fond, les livres ‘auto-socio-analytiques’ d’Ernaux contiennent à la fois, dans un même geste, la description précise, jusqu’aux plus petits détails de la vie quotidienne, des mécanismes de la domination.” Pour autant, l’œuvre d’Ernaux ne se réduit évidemment pas à de la sociologie : “Elle ne suffit pas à tout dire”, affirme l’écrivaine. Ernaux est aussi la pionnière d’une écriture autobiographique débarrassée des fards de la fiction. Et c’est peut-être même elle qui aura ouvert la voie à cette écriture de soi tellement tendance en France depuis plus d’une décennie.
Quand on lui pose la question, elle garde le silence. Difficile de parler de soi comme de l’un des auteurs français les plus importants aujourd’hui. Dont l’écriture, autour des rapports de l’intime et du social, de soi et du monde dans lequel on vit, des dominés et des dominants, est encore, plus que jamais, contemporaine. “L’écriture est aussi extraordinaire qu’extraordinairement difficile, conclut Ernaux. Je ne sais toujours pas écrire.”
Mémoire de fille (Gallimard), 152 p., 15 €, En librairie le 1er avril