A l’occasion de la vaste rétrospective consacrée au Velvet Underground à la Philharmonie de Paris, la journaliste Laurence Romance se souvient de ces multiples rencontres avec leur chanteur, le redouté Lou Reed. Entre caprices et intimité, souvenirs émus d’une relation forcément riche et formatrice.
« Lou Reed génère toujours un sentiment de peur, confiait David Bowie à l’auteure de ces lignes au printemps 1997. Parce qu’on ne sait jamais ce qu’il va faire. C’est un… bizarre. » L’icône britannique récemment défunte évoquait la participation du rocker américain – mort quant à lui trois ans plus tôt – au concert d’anniversaire qu’il venait de donner au Madison Square Garden pour célébrer en grandes pompes et en prestigieuse compagnie son demi-siècle.
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Mais Bowie aurait aussi bien pu se souvenir d’un épisode plus ancien et moins connu : le 10 avril 1979, il rejoint Reed dans un restaurant londonien, où quelques journalistes également invités par Lou échangent des regards perplexes, surpris par cette convivialité inattendue de la part du chanteur notoirement phobique à l’égard de la presse en général et des rock-critics anglais en particulier. Quelle mise en scène cela peut-il bien cacher ? La réponse arrive bientôt sous la forme d’un Lou Reed soudain enragé qui pique sa crise, hurle et se met à cogner sur tout ce qui a le malheur de se trouver à sa portée, y compris le pôvre David qui éclate en sanglots et s’enfuit du restaurant dévasté (il paiera plus tard la vaisselle cassée) pour courir se réfugier dans le giron d’Iggy Pop. Lequel se retient de rigoler : quoi, pleurnicher à cause d’une ou deux mandales balancées par un zombie qui tient à peine debout ?
Cuistres
Dix ans plus tard, en 1989, sans rien connaître de cet édifiant épisode, je n’en mène pas large au moment de rencontrer pour la première fois le grand méchant Lou en corvée promotionnelle parisienne pour la sortie de New York, à cette époque son meilleur album solo depuis des lustres. Primo, le brief des candidats à l’entretien s’est révélé curieux : on nous a remis, comme à l’école, les textes des chansons de l’album (traduits dans chaque langue des pays européens visités par leur auteur), et précisé que Reed exigeait des audacieux venus l’interroger qu’ils en aient préalablement pris connaissance.
Deuxio, Lou aurait lâché les drogues dures, mais il est violemment accro à une entité des plus toxiques : Sylvia Reed, son épouse et manageuse à velléités « artistiques » (c’est elle qui, depuis quelque temps, saccage les pochettes de ses albums), s’y entend comme personne pour instaurer une ambiance glaciale où qu’elle se trouve, c’est à dire partout où est déjà son mari. Sa spécialité ? Faire sans cesse irruption dans la pièce où se déroulent les interviews (un quart d’heure environ) en aboyant de péremptoires « plus que dix minutes ! plus que cinq minutes ! ». Tertio, on l’aura compris, il ne fait pas bon appartenir à l’engeance honnie des journalistes aux yeux de zozos comme Lou Reed ou Van Morrison, pareillement mal embouché.
Pourquoi tant de haine, au fait ? Sans doute parce que les deux cuistres ont toujours su devoir une bonne partie de leur notoriété à cette « critique rock » qu’ils abhorrent d’autant qu’elle a inlassablement couvert d’éloges leurs œuvrettes ignorées du reste des médias : Astral Weeks n’a jamais dépassé le succès d’estime, et Walk On The Walk Side comme Perfect Day demeurent les seuls hits de Lou Reed, en solo ou avec le Velvet Underground. Encore plus cocasse, en 1971, un an avant que Bowie ne l’extirpe de l’ornière post-Velvet en produisant son premier album solo Transformer, Lou s’essayait à au journalisme rock, comme en témoigne sa (brillante) contribution « Fallen Knights and Fallen Ladies » à une anthologie intitulée No One Waved Goodbye sur… les rock-stars mortes.
« Je ne ferai rien avec des fruits. »
En attendant de trépasser d’effroi – ou pas – à la vue de l’idole, grande est ma surprise en arrivant au rendez-vous pour y trouver des membres du staff de WEA, le label de Reed, à quatre pattes sur la moquette, inspectant chaque centimètre d’icelle à la recherche d’éventuels éclats de verre. Explication : Lou vient de faire une télé, et un projecteur s’est malencontreusement brisé à ses pieds. Ivre de rage, il a foncé dans sa chambre d’où, barricadé depuis une bonne demi-heure, il ne communique plus que par manager-épouse interposée, menaçant à chaque instant d’annuler tout pour reprendre le prochain avion. Un semblant d’entretien aura néanmoins lieu, encore écourté par les circonstances : « Ces incompétents ont voulu me tuer, glapit le Lou solitaire. Vous avez vu ça ? ». Non, mais ça ne m’empêche pas de glousser bêtement. « Et ça vous fait rigoler, en plus ? »
Une séance photo à Londres avec Anton Corbijn apporterait une semaine plus tard un supplément d’huile sur le feu des paradoxes loureediens, tout en dévoilant les véritables priorités du trouble auteur de la chanson « J’attends mon dealer » : Reed commence par traiter Corbijn, alors célèbre pour son travail avec Depeche Mode et surtout U2 ( la pochette de Joshua Tree ) avec l’habituel mépris distant, refusant de se faire photographier avec une pomme symbolique (de la banane Velvet à la Big Apple new-yorkaise, tel est le concept ) à la main, et statuant catégoriquement : « Je ne ferai rien avec des fruits ». Juste avant la fin, pourtant, quelqu’un lui murmure un mot à l’oreille, et son visage, jusqu’alors obstinément fermé, s’illumine soudain d’un grand sourire : « Alors, comme ça, vous êtes copain avec Bono ? », dit Lou, la main déjà sur la corbeille de fruits, tel Eve s’apprêtant à commettre avec délices le fameux péché : « Voyons, où est cette pomme ? »
Ici même : la pomme, c’est mézigue, qui n’hésite pas à remettre ça en 1993, s’envolant pour Amsterdam à la rencontre du fondateur du Velvet Underground reformé le temps d’une conséquente série de concerts en Europe, dont – bien joué – moult premières parties de la tournée de U2. L’événement est de taille : un an plus tôt, qui aurait pensé que Reed, qui clamait son mépris du rock – de la daube par rapport à la littérature, selon lui – se serait compromis à rejouer dans un groupe rock, fût-ce le sien ? Qui eût cru que cet ex-défoncé alors désireux de transformer ses concerts en récitals classiques et n’hésitant pas, pour ce faire, à évacuer quiconque se levant (ou pire : dansant) durant ses prestations, se serait produit au Paradiso d’Amsterdam, salle notoire pour accueillir tout ce que les Pays-Bas comptent de haschischins débonnaires ?
« Je saigne. »
Bonne nouvelle, Lou Reed a renoncé à la pire coupe de cheveux de toute sa carrière – l’atroce « mullet » frisottant qu’il arborait lors de notre première entrevue. En revanche, le chanteur caractériel est loin d’avoir abandonné sautes d’humeur et sarcasmes : « Si certains de nos fans ont une vision trop romantique du Velvet… ? Comment une “vision” peut-elle être “trop romantique” ? » Lou Reed plisse les yeux et laisse filer, de derrière ses bésicles, son meilleur regard menaçant. Moe Tucker, à sa gauche, tremblote, visiblement intimidée par l’ogre à la voix cassante qui mâchonne un cigare à ses côtés, et continue, persiflant : « Vous voulez peut-être dire “éloignée de la réalité” ?
– Quelque chose comme ça, oui.
– Je vois. Le Velvet a apporté le réalisme dans le rock. Le romantisme, c’est bon pour la pop-music. » Fin de l’exposé. Lou renifle, agitant ses doigts devant son nez pour dédaigner l’extrême futilité de la chose. OK, procédons autrement : quels groupes contemporains lui semblent poursuivre la démarche du Velvet ? Lou Reed darde un œil froncé et lâche : « Celui d’Eric Clapton. »
– Ah bon.
– « Mais non ! » corrige-t-il, exaspéré. Sur quoi il se lève et quitte la pièce, pour revenir quelques minutes plus tard, avec une veste différente et une bouteille d’eau minérale. En l’ouvrant, il se coupe légèrement un doigt qu’il secoue en répétant d’une voix morte : « Je saigne », jusqu’à ce que Moe produise un sparadrap que le chanteur entortille longuement sur son bobo. Aïe-aïe-aïe ? Non : sans crier gare, le martyr change inexplicablement, intégralement d’attitude. Le voici maintenant, dans la foulée d’une quasi déclaration d’amour, prodiguant à mon endroit force conseils paternalistes sur l’usage du chewing-gum à la nicotine :
« Ne faites pas ça, c’est très dangereux. Les gens tombent raides morts dans les rues de New York quand ils mâchent ces trucs. »
Explosion
Quelques jours plus tard, à l’Olympia, une attachée de presse incrédule nous immortalise bras dessus bras dessous, le chanteur me glissant à l’oreille, « Personne ne pourra plus dire que Lou Reed ne sourit jamais ! » Suivront quelques années d’entente cordiale, voire de complicité bon enfant. Lou Reed exige ma présence à la télé, où il déclare vouloir prendre sa retraite sur une île déserte en ma compagnie. Papote avec entrain de piercings (« J’aimerais bien mais j’ai peur. Je suis un lâche ») et de couleurs de cheveux : « Dans les 70’s, je n’étais pas seulement teint en blond, j’avais aussi un svastika de chaque côté de la tête. C’était pas génial ça ? » Radote jusqu’à plus soif sur sa ville natale : « Je viens de New-York, je suis le vrai truc. Ça énerve les gens. » Et puisque rien ne dure, peu après 1996 et Set The Twilight Reeling, un bon disque qu’il me décrit avec sa modestie coutumière comme « une explosion » (?), retourne inéluctablement à son incarnation prétentiarde favorite.
Chassez le naturel… Interviewé en 2011 par Jools Holland à l’occasion de son ultime album Lulu, une regrettable collaboration avec Metallica, Reed cite pompeusement Shakespeare en toisant le célèbre animateur à qui il déclare de toute sa hauteur : « Evidemment, vous ne pouvez pas comprendre… » A quoi Holland rétorque qu’ayant étudié l’œuvre du Barde d’Avon, il a non seulement très bien pigé ce que Lou Reed essayait de dire, mais qu’aussi, il s’est gouré dans sa citation – et de lui énoncer la phrase exacte sous les rires étouffés du public et du batteur de Metallica. Un pur sommet d’entertainment télévisé : ne serait-ce que pour ça, Lou Reed nous manquera à jamais.
Laurence Romance
Exposition à la Philharmonie de Paris The Velvet Underground, New York Extravaganza, du 30 mars au 21 aout
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