Dans le premier tome de son autobiographie, Né au bon moment, David Lodge raconte sa double vie d’écrivain et d’enseignant. Il évoque sa rencontre avec sa femme et sa progressive libération des dogmes étriqués de la religion catholique. Rencontre avec un romancier pour qui l’humour est un art littéraire.
Dans ce livre, vous racontez à la fois votre vie et vos romans, puisque les deux sont liés. Aussi, on a l’impression de cheminer autant dans vos souvenirs que dans votre œuvre.
David Lodge – C’était une structure que j’avais en effet prévue à l’avance. L’intérêt d’une autobiographie d’écrivain réside dans cette combinaison entre la vie et les romans. J’étais bien conscient de cette double piste, et d’ailleurs j’ai moi-même mené une double vie. Celle d’un universitaire, que j’ai prise très au sérieux, celle d’un romancier, et il se trouve que mes romans ont été puisés à la source de ma vie universitaire. Sauf que je l’ai évidemment tournée en dérision.
Justement, à propos de votre art de la satire. Etre catholique en Angleterre doit créer une sorte de distance. Pensez-vous que votre humour est né de là ?
Jusqu’à mon troisième roman, La Chute du British Museum, qui est une satire contre l’Eglise, le contrôle des naissances, etc… Etre catholique était une chose très sérieuse. J’ai découvert ma veine comique plutôt par accident. Cela dit, mon père déjà avait un grand sens de l’humour, ce qui a pu jouer.
Vous parlez beaucoup de lui dans votre livre. Il semble avoir refusé la vie pour laquelle il était programmé. Issu de la petite classe moyenne, il devient musicien dans des clubs.
Mon père était quelqu’un de très doué, un musicien mais aussi un peintre. Il avait quitté l’école à 14 ans pourtant son vocabulaire était très étendu et il avait beaucoup d’esprit. Mais vous savez, mon père était loin de la famille pendant la guerre et quand il est revenu, évidemment, il y a eu de ma part une forme d’identification bien naturelle, il a eu sur moi une grande influence.
Tout juste adolescent, vous décidez de devenir écrivain. Comment expliquez-vous cette détermination dès cet âge-là ?
Ce désir adolescent ne me paraît pas si exceptionnel. Quand on commence à lire de la littérature pour adultes on est très excité et on se dit : ah mais ce serait formidable, tirer de la fiction de ma propre expérience et donner du plaisir à des lecteurs. Et puis, il y a cette idée de laisser une trace de soi-même sous forme de livres, que ce soit des romans, des poèmes, du théâtre.
Quand vous décrivez l’université en Angleterre, où vous avez étudié puis enseigné, la question des classes sociales des étudiants et des professeurs revient sans cesse. Il semble miraculeux que, sortant de la classe moyenne, vous soyez devenu universitaire.
Cela relève d’un mouvement général dans la société anglaise d’après guerre. La loi de 1944 sur l’enseignement a permis à des élèves de la classe moyenne aux capacités reconnues d’accéder au lycée. J’en ai bénéficié. Aussi, en ce qui me concerne, cela n’a rien de miraculeux. La société est devenue plus mobile, la méritocratie a remplacé l’aristocratie.
Cela a eu des conséquences dans la manière d’enseigner la littérature ?
Assurément, puisque les nouveaux enseignants et les nouveaux étudiants se sont montrés davantage critiques, alors qu’avant les programmes avaient des contenus très balisés et monotones. A partir des années 60 on a créé de nouveaux enseignements, abordé de nouveaux sujets, tout cela a constitué un ferment intellectuel assez excitant. En outre, la démocratisation de l’enseignement a engendré une plus grande audience pour les romanciers. Des prix prestigieux comme le Booker prize ont été créés, suscitant un intérêt du public et des médias qui n’existait pas auparavant. Ce boum de la fiction littéraire m’a été profitable, dans les années 80 c’était vraiment une bonne chose. Je suis né au bon moment.
Et en Angleterre comme aux Etats Unis vous avez traversé une époque où naissent des mouvements intéressants, comme la contre-culture, la critique littéraire féministe, le structuralisme.
La critique continentale structuraliste, dans sa façon de décortiquer les textes, constitue une approche de la littérature totalement différente de celle, historico-biographique, qui avait cours en Grande-Bretagne. Il y a eu une guerre entre les deux et j’ai été très impliqué. J’ai tenté d’isoler ce qui était valable dans la nouvelle critique et de voir comment on pouvait l’incorporer dans l’analyse anglaise traditionnelle du texte. J’ai essayé, alors que ces deux approches étaient en conflit, de les réconcilier. Alors on m’a critiqué bien sûr, on m’a traité de simplificateur, mais pour moi il était important que les étudiants puissent avoir accès au meilleur des deux théories. Cette guerre, j’en parle dans mon roman Un tout petit monde. Ce n’était pas une caricature violente, plutôt un regard ironique, aujourd’hui il est utilisé dans les universités comme guide de démonstration des différentes écoles critiques.
Vous vous êtes constitué à l’époque un groupe d’amis, avec lesquels on a l’impression que vous avez travaillé en parallèle.
Nous étions unis par le fait que nous étions tous à la fois romanciers et universitaires. Mais ce petit groupe intime n’a jamais été identifié comme un mouvement littéraire et je n’ai jamais eu le sentiment d’appartenir à une école. Il faut dire que cette expansion de l’université après guerre a offert des emplois à des gens qui voulaient devenir écrivains mais ne pouvaient en vivre. Des gens comme Kingsley Amis par exemple en ont bénéficié. Malcom Bradbury et moi sommes un peu à part car nous avons continué à mener de front les deux carrières alors que souvent les autres abandonnaient quand le succès littéraire advenait. Moi, j’ai attendu cinquante ans avant de faire ça.
Revenons à la religion. Vous racontez la naissance de votre troisième enfant. Il est handicapé et à partir de là vous décidez avec votre femme de vous tourner vers la contraception, interdite par la religion catholique. Vous dites : “Nous prenions en main la responsabilité de nos vies.” Au fond, ce livre raconte un long chemin, tout ce qu’il a fallu traverser pour arriver à une certaine indépendance, par rapport à vos maîtres en littérature et à la religion.
J’aimerais le penser. Mary et moi regardons aujourd’hui avec une espèce de sidération cette époque où nous étions confrontés aux codes rigides du catholicisme, en particulier en matière de contraception. C’était totalement absurde. Cet enseignement catholique, qui en fait n’a rien à voir avec la croyance religieuse, nous semble incroyable. Mais, compte tenu de ma personnalité, lorsque j’étais jeune le catholicisme exerçait une attraction car c’était quelque chose d’un peu clef en mains, finalement facile à embrasser. Ensuite, la question a été de se débarrasser de la culpabilité, qui était partie intégrante de l’enseignement catholique.
Ma vie a été une sorte de marche vers plus de liberté. Dans ce livre, je décris mes échecs et mes chagrins, en particulier au moment de la naissance de Christopher, atteint de trisomie. J’avais l’impression que ce processus de libération s’arrêtait brutalement. Mais cette impression n’a pas duré. Nous avons trouvé avec Mary une façon d’élever cet enfant positivement de façon à ce que nous fassions le mieux pour lui sans pour autant endommager le reste de ce que nous avions construit. Et je crois que nous y sommes parvenus.
Propos recueillis par Sylvie Tanette
David Lodge, Né au bon moment (Rivages), 576 pages, 24 €