Invitée dans le cadre d’un séminaire consacré au rap à l’Ecole normale supérieure, Casey a commenté son flow, son style d’écriture, ses références et sa mythologie. Reportage.
« Et j’ai fait l’calcul, et oui on nous encule / Avec protocoles pour cols blancs à particules / Absents des grandes écoles, de leurs pellicules / On bricole des projectiles et brûle leurs véhicules ». Vous aurez peut-être reconnu les allitérations caractéristiques, balancées comme des uppercuts par la rappeuse Casey dans Comme un couteau dans la plaie, extrait de son premier ep, Ennemi de l’ordre, sorti en 2006. Ironie de l’histoire : ce 24 mars, elle donnait un vrai faux cours magistral à l’Ecole normale supérieure (ENS) de la rue d’Ulm, à Paris. Invitée par le séminaire La Plume et le bitume, animé pour la deuxième année consécutive par Emmanuelle Carinos et Benoît Dufau, elle a commenté son style, son flow, ses références et sa scansion. Ici les lyrics des rappeurs français sont traités comme des vers de Baudelaire, et passent au crible d’une analyse stylistique approfondie. Après Vîrus, Lino et Dooz Kawa, c’était donc au tour de Casey, rappeuse née en 1976 à Rouen, d’ascendance antillaise, et qui a ensuite grandi au Blanc-Mesnil à partir de 15 ans.
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« Le rap n’a pas besoin d’être légitimé par les grandes écoles »
Face à un amphi de 200 personnes plein à craquer, la rappeuse au parcours underground – elle n’a sorti que deux albums solo – habituée à renverser les stéréotypes postcoloniaux contre les « dominants » envoie d’emblée valser la valeur symbolique de sa présence :
« Le rap n’a pas besoin d’être légitimé par les grandes écoles, on n’a pas besoin d’une chaire à Oxford pour que ce soit une grande culture. C’est important aussi, mais ça me gonfle qu’on acquiert quelques lettres de noblesse en venant à l’ENS. Pourquoi ça ne fait pas le même effet quand on va au bistrot, dans un bar ou un hall d’immeuble ? »
Maniant sans le dire le concept de « culture légitime » forgé par Bourdieu, elle critique la manière dédaigneuse dont sont traités les rappeurs en général, à qui on nie le statut d’ »auteurs » : « On accuse toujours les rappeurs de violence, mais ce ne sont que des mots. Tout ce qu’on dit est considéré comme du premier degré, on est bas du front, on n’est pas des auteurs ».
« Que les gens de l’ENS, de l’ENA ou de Polytechnique fassent leur coming out »
Sweat à capuche Heavy Saintz, jean bleu foncé retroussé sur des mocassins en daim : la rappeuse en impose par son franc parler, ses phrases anguleuses et sa capacité à prendre à rebrousse poil tous les poncifs : « Il faut que les gens de l’ENS, de l’ENA ou de Polytechnique fassent leur coming out : qu’ils disent qu’ils écoutent du rap ! », lance-t-elle, provocant des éclats de rire.
A écouter ses titres sombres et colériques, on ne soupçonne pas nécessairement ces élans d’humour provocateur : « Ce que je fais ne se siffle pas sous la douche », concède-t-elle en souriant. Dans Ce Soir je brûlerai, Casey choisit par exemple de réduire en cendre son « ancienne école ».
Le motif, au-delà de la contrainte et du savoir imposé ? « L’école c’est aussi l’expérience du racisme de la part d’adultes et de profs, explique-t-elle. Mes parents voulaient élever l’arbre généalogique grâce à l’école, ils avaient une déférence totale pour les profs. Je ne pouvais donc pas leur dire qu’il y avait un problème, car pour eux c’était une chance qu’on me donnait. Quand tu n’as pas les mots, ça se termine par de la violence ». Dans Tragédie d’une trajectoire, elle déclare ainsi :
« Et les profs me provoquent, chaque jour me convoquent
Et me disent qu’on me scolarise pour les allocs
Donc, je réplique, moi l’enfant d’la République
Et on me rétorque que tout ce que je mérite c’est des claques
Donc j’attaque, affrontements physiques et mise à sacs
Ma tête est comme saturée et à bloc
Tout ça n’a pas d’sens, mais tout ça laisse des traces
Et je ne dis rien à ma mère le soir quand elle m’embrasse »
« J’ai découvert Césaire en m’intéressant au rap »
Sa capacité à résister à cette oppression, Casey la puise dans ses lectures de Césaire, Fanon et des Black Panthers lorsqu’elle est adolescente : « J’ai découvert Césaire en m’intéressant au rap, vers 14-15 ans. Je me demandais : comment on se construit une dignité en tant que Noir en Occident ? Ces auteurs m’ont permis de me tenir debout ». Là encore, la pote de Ekoué et Hamé de La Rumeur se tient pourtant à distance de tout intellectualisme : « En France il est de bon ton de dire qu’on a été influencé par des livres, ça veut dire qu’on a lu. Mais Fanon et Césaire m’ont autant influencée que Nicky Larson ou Arnold et Willy. Il n’y a pas de suprématie de la littérature sur le reste. »
Celle qui se définit comme un « bordel hybride » dans Mes Doutes est fidèle à son credo. Interrogée par les deux thésards du séminaire, elle décrit son processus d’écriture. Tout commence par des allitérations griffonnées dans son cahier rouge : « Il faut que je fasse s’imbriquer des mots : maison, saison, raison, usé, paralysie… Parfois je découvre le sens à la fin. C’est un échauffement, sinon j’en branle pas une, il faut que ce soit un peu ludique. »
« Foucault est hardcore »
Pour Libérez la bête, elle explique avoir écrit son texte en écoutant l’instru, qui lui inspirait une scène de chasse à l’homme : « Ça m’a donnée l’idée de texte sous forme d’une traque. Tu vois des gens qui avancent armés dans les broussailles. J’entendais un souffle. La première phrase m’a donné le fil du texte ».
De son point de vue extérieur et informé, Benoît Dufau trace un parallèle entre le style de Casey et la philosophie cynique telle qu’elle est définie par Michel Foucault, qu’il cite longuement :
« C’est l’idée que l’art lui-même, qu’il s’agisse de la littérature, de la peinture, de la musique, doit établir au réel un rapport qui n’est plus de l’ordre de l’ornementation, de l’ordre de l’imitation, mais qui est de l’ordre de la mise à nue, du démasquage, du décapage, de l’excavation, de la réduction violente à l’élémentaire de l’existence. L’art, Beaudelaire, Flaubert, Manet, se constitue comme lieu d’irruption de l’en-dessous, de l’en-bas, de ce qui dans une culture n’a pas droit ou du moins n’a pas la possibilité d’expression ».
Réponse de l’intéressée : « Ça résume à peu près ce qui m’a attiré dans le rap : dire sa vérité, sans détour, sans fioriture, frontal, direct. Foucault est hardcore. »
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