ENTRETIEN > Peur des gens, peur de ne pas réussir, peur de la mort… João Pedro Rodrigues n’en finit pas de dépasser ses craintes et fait du risque son moteur.
En trois lettres, dans l’annuaire mondial du cinéma, on ne voyait jusqu’à présent que JLG.Il faudra maintenant penser à ajouter JPR. Jean-Luc Godard/João Pedro Rodrigues, c’est à cette hauteur que l’on place aujourd’hui le cinéaste portugais. Entre les deux hommes, cependant, la comparaison s’arrête là. Rien de plus éloigné des prophéties définitives du grand maître helvète que la parole feutrée, hésitante, du réalisateur lisboète. Pourtant, sous l’apparente douceur du propos, une fermeté de jugement transparaît peu à peu ainsi que quelques mots qui reviennent en ritournelle : « croire », « risquer », « peur », « innocence ». Accroché à ces quelques notes répétitives, on suit João Pedro dans le cours souterrain de ses métamorphoses.
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Comment es-tu venu au cinéma ?
João Pedro Rodrigues Mes parents sont plutôt scientifiques. J’ai moi-même étudié la biologie. En même temps, à partir de 16 ans, j’ai commencé à beaucoup aller à la cinémathèque. Et, après quelques années en fac de science, j’ai décidé de faire l’école de cinéma de Lisbonne. Parmi les professeurs, il y avait alors Paulo Rocha et quelques autres figures de la nouvelle vague portugaise. Avant de passer à mes propres réalisations, j’ai longtemps travaillé sur leurs films comme assistant. Je dirais maintenant que tous ces délais ont été bénéfiques. Je n’aurais pas eu forcément quelque chose à dire avant. Mais il m’est resté un pli de ma formation scientifique : où que j’aille, j’emporte mes jumelles pour observer les oiseaux.
Quel type de cinéphile étais-tu ?
Ma formation est très classique : Rossellini, Ozu, Mizoguchi, Bresson, Renoir. Mais quand j’ai commencé à voir des films, j’en aimais beaucoup plus que je n’en aime maintenant. J’ai compris aujourd’hui ce qui m’intéressait et j’ai surtout envie d’aller vers ces choses-là. On apprend à faire du cinéma en regardant des films mais il faut aussi savoir les oublier. Je n’aime pas trop les uvres qui multiplient les citations. Mes références ne sont pas conscientes. Mon souci, du moins, est qu’elles ne soient pas perceptibles.
Odete fait cependant référence de façon explicite à Breakfast at Tiffany’s (Diamants sur canapé ndlr) de Blake Edwards.
Breakfast at Tiffany’s est apparu dans l’écriture du film quand j’ai eu l’idée de la bague, qui vient directement de là. Mais ce n’est pas pour autant un film que j’adore. Je ne l’ai d’ailleurs pas découvert il y a si longtemps que ça. Sans doute car je ne plaçais pas Blake Edwards parmi les « classiques » peut-être à tort. Et le film m’a d’abord plu sur des détails personnels comme l’histoire du chat parce que j’ai moi aussi un chat (rires). Ce qui m’intéressait, c’étaient les moyens utilisés pour créer l’émotion et pas trop les scènes burlesques. Il y a tout un côté mondain dans le film qui ne me plaît pas tellement. Chez Audrey Hepburn, cela devient touchant. Mais avec George Peppard, cela ne passe pas du tout.
Dans Odete, contrairement à O Fantasma, tu devais toi aussi gérer deux personnages.
Le fait d’avoir deux personnages me faisait très peur. C’est beaucoup plus difficile à saisir. Je risquais plus. J’avais peur de ne pas réussir, tout simplement. A des moments, je me disais : « Mais qu’est-ce que tu y connais aux femmes ? » (rires). Mais c’est en essayant et en risquant qu’on avance et je ne voulais pas rester enfermé dans O fantasma. En fait, je me sens proche des deux personnages. Avant, j’avais un rapport très froid, très médical, à la mort ou à la maladie, mais maintenant ça a changé. Je suis terrifié à l’idée qu’un malheur arrive à un de mes amis. Le personnage de Rui ne sort pas de la mort de son compagnon. Il n’arrive pas à abandonner cette souffrance. Je comprends très bien ce sentiment. Mais, d’un autre côté, je suis aussi proche d’Odete. Elle a une force qui lui permet de faire les choses les plus insensées. J’aimerais pouvoir en faire autant dans la vie si je n’étais pas si timide (rires). Au final, pour moi, même si je n’en avais pas l’intention, Odete et O fantasma sont le même film. Même si la conclusion est plus positive dans Odete, la solitude des personnages est très semblable.
Pourtant, quand on découvre Odete dans les premiers plans du film, elle apparaît d’abord comme le modèle même de la femme aliénée.
Odete, c’est la princesse du supermarché. La pratique de la consommation est poussée très loin, chez elle, avec sa chambre rose, ses gadgets. Mais elle a aussi une innocence. Elle est folle de Snoopy, par exemple. Dès le départ, il y a quelque chose d’obsessionnel en elle que je voulais d’abord maintenir en sourdine. C’était important de la faire partir d’une situation inverse de celle où elle devait arriver. A un moment, par exemple, elle arrête de porter des habits de couleur pour s’habiller tout en noir. Comme le héros de O fantasma, elle accomplit son destin en perdant progressivement sa personnalité.
Quel est ton rapport aux acteurs ?
Je pense que c’est très difficile de trouver les acteurs qui puissent devenir les personnages. Car, finalement, ils deviennent bien les personnages. Ils leurs donnent leur corps.
C’est d’ailleurs pourquoi j’ai du mal à envisager de retravailler avec eux dans une prochaine production. C’est comme s’ils s’épuisaient en un film. C’est pour ça aussi que je préfère travailler avec des acteurs amateurs ou débutants, parce que les acteurs connus sont déjà des personnages. Il faut aussi qu’il y ait une relation d’intimité entre moi et eux. J’ai besoin que le casting commence très tôt, parce que la plupart des gens me font peur, et ce n’est qu’en les connaissant que je peux surmonter cette peur.
Comment s’opère chez toi le passage de la page à la scène ?
Pour moi, l’écriture est essentielle. Je crois qu’un film est déjà tourné avant la première prise car l’écriture est déjà un travail de découpage. Je ne fais pas de petits dessins mais je vois précisément les cadres. Je cherche aussi les acteurs et je repère des lieux. J’écris pour ces acteurs et pour ces endroits. Durant l’écriture, on a tout son temps, ou presque, pour reprendre et corriger. Sur le plateau, tout devient plus dense. Il y a une équipe, des gens qui attendent. Ils sont tous là pour travailler pour toi. C’est cette urgence qui fait que les choses deviennent différentes. Ce sont les mêmes choses que sur le papier mais elles deviennent
surprenantes. Il reste parfois des points d’incertitude. Par exemple, quand j’ai écrit la scène où Odete se précipite sur le cercueil, je me suis dit que cela pouvait basculer dans le ridicule. Mais quand je l’ai filmée, j’ai senti que cela pouvait être vrai, du moins tel que c’était cadré. Je crois vraiment qu’un film ne peut pas être tourné de multiples façons, qu’il faut trouver la façon juste de tourner.
D’autant plus, peut-être, dans un mélodrame.
La difficulté consistait à aller dans le sens des sentiments mais sans être sentimental. Bresson est émouvant dans sa façon de filmer les choses les plus simples, et pas seulement dans la scène du parloir de Pickpocket. L’émotion au cinéma vient d’une certaine tension entre les éléments. Mais cette tension n’a rien à voir avec la vitesse du montage, comme dans les premiers films de Tsai Ming-liang, qui sont à la fois très lents et très tendus. Il s’agissait aussi d’être innocent, accepter de croire au film, même si dans la vie il est rare qu’il y ait une telle concentration d’excès. Le grotesque, le ridicule, me font très peur. Et pourtant il faut oser s’en approcher.
Recueilli par Patrice Blouin
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