Ce vendredi 18 mars, l’homme soupçonné d’avoir violé l’écrivain Edouard Louis l’assignait pour atteinte à la présomption d’innocence et à la vie privée. La confrontation s’est déroulée par avocats interposés. Compte-rendu.
Une atmosphère sereine règne en ce matin du 18 mars dans la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris. Dans quelques minutes débutera l’audience en référé de l’écrivain Edouard Louis, poursuivi pour atteinte à la vie privée et à la présomption d’innocence par l’homme qu’il dépeint comme son violeur dans son dernier livre, Histoire de la Violence, vendu à 80 000 exemplaires. Les avocats et une vingtaine de personnes présentes, familles, amis et journalistes, garnissent déjà les rangs de la salle lorsque le juge fait irruption, vers 11h10, et apostrophe quatre policiers postés à l’entrée : « Il va y avoir des émeutes ? Qui vous a appelés ? Je ne pense pas avoir besoin de tant de force de l’ordre !« . Ambiance.
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Cinq identités différentes
En l’absence d’Edouard Louis, et de Riahd B., le «demandeur», recherché depuis le 21 avril 2013 et arrêté en janvier 2016, ce sont leurs avocats qui auront à s’affronter sur les faits reprochés à l’écrivain et son éditeur. Après s’être installé, le juge, sorte de sosie de Christophe Salengro, le Président de Groland, et de Valery Giscard d’Estaing, règle au préalable la question de l’audience à huis-clos réclamée par les avocats de la partie civil – rejetée puisque les mêmes avaient commencé par demander aux Editions du Seuil l’insertion d’un encart avec le nom complet de leur client. Autre point abordé par le président du tribunal : la question problématique de l’identité de l’auteur de la plainte.
« Qui est votre client ? »
Selon lui, en effet, Riahd B. aurait pas moins de cinq identités différentes, dans le dossier pénal où il est poursuivi pour viol, et dans le dossier civil. « Je n’ai aucune pièce me permettant de faire un lien entre le « demandeur » et la personne mise en détention. L’un s’appelle Ryad B. et l’autre Reda M. ; l’un est né en Algérie, l’autre au Maroc… Alors je vous le demande : qui est votre client ?« . Les avocats du plaignant, Thomas Ricard et Matthieu de Vallois, deux trentenaires barbus, expliquent le flou identitaire de leur client par son statut de sans-papier : « Quand on est sans-papier sur le territoire français et en situation irrégulière, quand on peut à tout moment être reconduit à la frontière, qu’est-ce qu’on fait ? On donne aux autorités une autre identité« .
Sortant soudain de son silence, l’avocat d’Edouard Louis, Emmanuel Pierrat, la cinquantaine chevronné, raille ses jeunes congénères : « Nos confrères ne savent même pas par qui ils sont mandatés ! Est-ce qu’un écrivain peut rendre identifiable un individu dont les avocats ne savent même pas qui il est ? ». Riposte du camps adverse : « Est-ce qu’un sans papier peut faire respecter sa présomption d’innocence ? D’ailleurs, quel est le nom de votre client : Edouard Louis ou Eddy Bellegueule ?« . Le ton est monté d’un cran à la 17e chambre, ce tribunal très médiatique aux boiseries claires et au plafond ornementé, vieil hôte habitué des épopées judico-littéraires.
La question centrale de l’identité
Si cette question de l’identité met tout le monde en rogne, c’est qu’elle est au cœur de l’accusation. Dans leur réquisitoire, MM Ricard et de Vallois reprochent à Edouard Louis des passages de son livre permettant l’identification de leur client – passages qui auraient précipité son arrestation – citant par exemple son surnom « Reda », ses origines kabyles, son âge ou son orientation sexuelle, mais aussi certaines distinctions physiques : « Edouard Louis écrit que « Reda » a des fossettes. Il se trouve que mon client en a aussi. C’est très joli les fossettes, mais c’est aussi ce que j’appelle une information physique« . Tout comme le fait que « Reda » fréquente le quartier de République, exerce le métier de plombier et fume du cannabis, constituent autant d’éléments révélateurs sur l’identité de Riahd B.
Un avertissement dans chaque exemplaire ?
Le premier chef d’accusation, toujours selon ses avocats, découle de cette identification : une fois reconnu, Riahd B. ne peut qu’être la victime d’une atteinte à la présomption d’innocence, « qui se fonde sur la manière dont est établie la culpabilité de notre client dans ce livre« , ainsi qu’à une atteinte au respect de la vie privée, puisque Histoire de la violence donne accès au détail des rapports sexuels. Et l’avocat de citer un extrait du roman d’Edouard Louis : « Nous avons fait l’amour une première fois. On a recommencé quatre, cinq fois… « . Il demande donc un avertissement au lecteur glissé dans chaque exemplaire et 50 000 euros de dommages et intérêts même si son client n’est pas « une starlette en couverture de Gala« .
« Sans l’ombre d’un esprit accusateur »
Légèrement impatienté (il annonce qu’il a une autre affaire après), le juge demande à MM Ricard et de Vallois en quoi le placement d’un encart dans Histoire de la violence « serait la seule manière de faire cesser l’atteinte« . Les deux avocats ne savent pas trop quoi répondre. Il donne ensuite la parole à la défense qui bouillonne depuis près d’une heure. Emmanuel Pierrat se lance dans un long plaidoyer façon storytelling, où il revient sur la vie d’Edouard Louis, son premier roman devenu un bestseller, ses souffrances passées, son changement de nom, ses brillantes études à l’ENS et enfin la collection dirigée au PUF par ce jeune écrivain, « ce cerveau splendide et lumineux« , dont M. Pierrat se dit « l’avocat et l’ami« . Puis il revient sur les coulisses de Histoire de la violence :
« Edouard Louis a écrit ce livre comme le seul moyen de surmonter le traumatisme de cette nuit d’horreur. C’est un livre beau et plein de nuances sans l’ombre d’un esprit accusateur ».
Toujours selon M. Pierrat, seul l’ADN a permis d’identifier le « violeur » d’Edouard Louis et aucun cas le « personnage-fantôme » de son livre. Comment peut-on parler de ressemblance, poursuit-il, sur la base d’un prénom donné (il sort le guide des prénoms) à 26 300 bébés chaque année ? Un prénom dont on trouve des milliers d’occurrences sur Facebook ? Quant aux attestations visant à prouver l’identification de « Reda », par quatre personnes dont son petit ami, M. Pierrat classe deux d’entre elles dans la catégorie « faux témoignage » émanant de vieux ennemis du romancier, incluant un éditeur. Et de conclure : « Ce ne sont pas les livres qui envoient les « violeurs » en prison, ce sont des preuves scientifiques« .
L’avocate des Editions du Seuil mentionne à son tour « un texte beau et littéraire qui pose la question complexe du bourreau et de la victime, et butte sur un débat pas à la hauteur« . Elle craint que « ce genre d’affaire impose le silence à toute la littérature française ». Bénédicte Amblard et Emmanuel Pierrat réclament 1 euro symbolique de dommage et intérêt pour procédure abusive. Sur leur demande s’achève cette audience en référé qui semble pencher résolument en faveur d’Edouard Louis. Rappelons que la 17e chambre a tendance à prendre le parti des écrivains. L’auteur d’Histoire de la violence bénéficiera-t-il de la même bienveillance ? Verdict le 15 avril prochain.
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