Dans Histoire de la violence, Edouard Louis raconte son viol. Arrêté il y a peu, celui que l’auteur décrit comme son agresseur porte plainte pour atteinte à la vie privée et à la présomption d’innocence. Un roman peut-il devenir une pièce à conviction ?
Sa journée du 18 mars, Edouard Louis la passera au Palais de justice de Paris. Dans le cadre d’une audience en référé, qui se tiendra à 11 heures à la 17e chambre du tribunal de grande instance, il fera face à des magistrats chargés de trancher sur son cas.
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L’auteur d’Histoire de la violence est au cœur d’une tourmente judiciaire : son agresseur présumé, “héros” de son livre, l’a attaqué en justice pour “atteinte à la vie privée” et “atteinte à la présomption d’innocence”. Ce dernier exige qu’un encart soit placé dans chaque exemplaire, ainsi que 50 000 euros de dommages et intérêts.
Taxé de “racisme social”
Edouard Louis a-t-il rejoint la team des auteurs infréquentables ? Ceux qui, comme Michel Houellebecq et Christine Angot, ne peuvent plus pondre une ligne sans se fâcher avec la terre entière – concierge, ex-amants, amis ? Rappelons que ce diplômé de l’ENS, en 2014, créait déjà la polémique autour de son premier livre, En finir avec Eddy Bellegueule (300 000 exemplaires vendus).
Taxé de “racisme social”, il lui avait été reproché de travestir ses origines dans une Picardie plombée par la misère : la conséquence d’une “enquête” de L’Obs sur les lieux de son enfance, qui mettait en cause la véracité de son récit.
Champion de phrases incisives
Réanimant des débats vieux comme la lune (faut-il confronter le réel au récit romanesque ? le romancier peut-il tout dire dans ses romans ?), la polémique a surtout valu à Edouard Louis la réputation d’auteur dérangeant.
Derrière son physique de bon élève, le jeune homme s’est imposé en brillant orateur sur les plateaux télé, champion de phrases incisives sur les thèmes de l’identité, de l’empêchement sexuel et de la violence sociale, se lâchant en confidences aussi folles que : “Eddy Bellegueule c’était moi, avant que je le tue”, dans l’émission La Grande Librairie.
Traces d’ADN prélevées dans l’appartement de l’écrivain
Avec Histoire de la violence, Edouard Louis est-il allé trop loin ? Nouvelle puissante démonstration de la violence comme produit d’une structure sociale, l’auteur y met en scène son propre viol suivi d’une tentative de meurtre en décembre 2012 à Paris par un homme d’une trentaine d’années nommé Reda. La presse a salué ce livre où “il n’y a pas une seule ligne de fiction”, comme le déclarait l’auteur à Livres hebbo.
Et voilà que quatre jours après sa parution, l’homme que l’écrivain accuse d’avoir tenté de le tuer est arrêté pour une affaire de stupéfiants. On l’identifie grâce au relevé de ses empreintes (il a déjà fait plusieurs mois de prison pour vol en 2014), qui coïncident avec les traces d’ADN prélevées dans l’appartement de l’écrivain. Riahd B., alias Reda, est placé en détention provisoire.
Aujourd’hui, c’est lui qui porte plainte contre Edouard Louis. Parmi les griefs, révélés par L’Obs, les avocats du plaignant Thomas Ricard et Matthieu de Vallois évoquent l’ordonnance de la juge des libertés qui a utilisé la parution du livre comme une circonstance aggravante justifiant le placement en détention de leur client.
“La justice et la police se réveillent quand une histoire de viol devient un best-seller” Emmanuel Pierrat, avocat d’Edouard Louis
Mais pour l’avocat du romancier, Emmanuel Pierrat, le personnage de Reda n’est pas reconnaissable. Il s’indigne en revanche qu’on ait mis trois ans à l’arrêter : “En France, mieux vaut ne pas être violé quand on est pédé ! .”
Encore selon L’Obs, qui a rencontré le compagnon de Reda, ce dernier “reconnaît avoir passé la nuit avec lui, mais il ne l’a jamais violé et n’a jamais eu d’arme en sa possession”.
L’identification de gens réels dans une œuvre littéraire n’est évidemment pas un fait rare. Elle a valu bien des tracas aux auteurs assignés en justice par leurs “muses”. Parmi eux, Christine Angot, Philippe Besson, plus récemment Eric Reinhardt. En revanche, qu’un roman puisse servir de pièce à conviction dans une affaire pénale serait un cas inédit.
Apprenti-détective
Aux Etats-Unis, certains noms d’écrivains sont associés à l’élucidation partielle d’affaires criminelles, comme Robert Graysmith et son livre-enquête sur le tueur du zodiaque. Mais on imagine mal Edouard Louis en apprenti-détective semant dans son récit des indices pour coincer son supposé agresseur.
Histoire de la violence comporte un passage où il dit avoir hésité à porter plainte : “Je disais seulement que je ne voulais pas que cette histoire s’étire sur les mois à venir, j’expliquais qu’une procédure me forcerait à me répéter encore et encore, que ce qui s’était passé deviendrait d’autant plus réel.”
Imbroglio juridique
Reste que le jeune écrivain a l’art de s’empêtrer dans des situations fâcheuses. Après Eddy Bellegueule, le voilà pris dans un imbroglio juridique. Une pente d’autant plus troublante qu’elle résonne avec la problématique de ses livres : pourquoi est-on la cible d’un ordre social, d’un agresseur ? Quels sont les ressorts (pervers) de la domination, de la soumission ?
Par une curieuse ironie du sort, les romans censés ici exorciser un destin attirent sur eux une décharge de violence symbolique. Le tribunal des mots, quant à lui, en a vu d’autres : de l’affaire DSK-Iacub aux poursuites de Scarlett Johansson contre Grégoire Delacourt, il devra ce vendredi trancher la responsabilité de trois individus : Riahd B., Eddy Bellegueule et l’écrivain Edouard Louis.
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