Mordant et sexy, le dernier opus des Chiens De Navarre traite du couple et de nos modernes solitudes : éloge d’un rire cruel qui se fiche de la bienséance.
Des roulements de tambour nous cassent les oreilles tandis que les fameuses trompettes de Maurice Jarre nous mettent la pression, en couinant à intervalles réguliers, façon Festival de la Cité des Papes, alors que nous rejoignons nos places dans la salle. Devant nous, la vaste désolation d’un terrain vague qui s’éclaire des flammes de quelques braseros. C’est l’heure de l’apéro et, malgré leurs corps témoignant d’un état de putréfaction sérieusement avancé, une bande de morts-vivants aux habits en lambeaux tuent joyeusement le temps en se livrant à une très sérieuse partie de pétanque, comme si nous étions devenus transparents.
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L’image repoussoir d’un théâtre de chauffeurs de salle qui s’affirme aussi démagogique qu’il se veut déjanté et n’est pas sans nous rappeler la collection d’outrages d’une certaine adaptation d’Hamlet, qui fit le buzz et un énorme succès public lors d’une des dernières éditions du Festival d’Avignon. Après la dégustation de cet amuse-gueule arrosé d’un soupçon d’ironie, voici Les Chiens De Navarre qui oublient la polémique pour enfourcher leur vrai cheval de bataille, celui d’un trash pouvant être aussi drôle que poétique, aussi choquant qu’émouvant et sensible.
Une générosité sans pareil
Resserrant le champ de notre regard sur un couple de zombies incarnés par Anne-Elodie Sorlin et Thomas Scimeca qui s’approchent du public dans un rond de lumière, la véritable scène d’ouverture de la nouvelle création des Chiens De Navarre s’avère un impayable morceau de bravoure où ces deux-là reprennent en playback le I’ve Been Loving You Too Long d’Ike et Tina Turner. Le remake drolatique (peut-être encore plus sexy et obscène que l’original) de l’échange, par micro interposé, de caresses sans ambiguïté entre les stars dans la version filmée de leur reprise du hit d’Otis Redding, lors du concert Soul to Soul, au Ghana en 1971.
La générosité sans pareil de cet exercice de style parodique leur permet de passer sans transition à leur marotte favorite, faire rire du formatage d’une foultitude de groupes de parole en écho des écrits du Suédois Stig Dagerman et de son testamentaire Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Ayant l’art de choisir avec une extrême justesse leurs références à des artistes et des oeuvres qui les inspirent, les Chiens manipulent avec d’autant plus de pudeur ces sous-textes qui affleurent durant tout le spectacle qu’ils s’avèrent pour eux de précieux garde-fous.
Dans la famille des écorchés vifs, Pialat fait figure de géant, et l’on ne s’étonnera donc pas qu’après avoir retourné comme une vieille chaussette son inoubliable Nous ne vieillirons pas ensemble (1972), la meute avide d’émotions fortes revisite pour le plaisir la fameuse scène d’humiliation entre Jean Yanne et Marlène Jobert sur un parking d’autoroute, à l’heure où chiens et humains n’ont qu’une envie : l’urgence d’un gros pipi.
Avec le désir de faire du théâtre le miroir lucide d’un désamour en phase avec nos temps moribonds, les membres de la bande plantent les canines et reniflent avec une totale impudeur la charogne sociétale sans rien renier des rêves enfouis qui continuent à les faire aller de l’avant.
Quand je pense qu’on va vieillir ensemble par Les Chiens De Navarre, mise en scène Jean-Christophe Meurisse, avec Caroline Binder, Céline Fuhrer, Robert Hatisi, Manu Laskar, Thomas Scimeca, Anne-Elodie Sorlin, Maxence Tual, Jean-Luc Vincent. Du 14 au 25 mai au Théâtre des Bouffes du Nord, Paris Xe, tél. 01 46 07 34 50
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