Près d’un siècle après leur rédaction, les écrits de jeunesse de Daphné du Maurier refont surface autour d’une nouvelle énigmatique, préfiguration du chef-d’oeuvre « Rebecca ». Eblouissant.
Dans l’une de ses méditations romanesques, Henry James résume sa conception du génie littéraire en ces termes : un grand écrivain serait une femme du monde qui passe près d’une caserne, rentre chez elle, et se met à écrire un roman de guerre. Cette image colle à merveille au jeune génie Daphné du Maurier : enfant de la balle, née pour briller en société et faire un beau mariage, elle s’exile à 20 ans dans la maison de campagne familiale pour inventer des histoires ancrées dans un monde bohème et marginal n’ayant rien à voir avec son milieu.
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Issue d’une famille d’artistes privilégiée, tous s’opposent à ses velléités d’écrivain : son père, Gerald, acteur fameux de l’époque ; son grand-père, George, romancier et ami d’Henry James (qui figure à ce titre en bonne place de L’Auteur ! L’Auteur !, portrait de James par David Lodge). Dans la bonne société londonienne du début du XIXe siècle, pressent-on le feu intime qui brûle derrière le sourire de jeune fille diaphane ? Se méfiet-on des manières de cette personnalité atypique, garçonne et dérangeante, future auteur de L’Auberge de la Jamaïque et de Rebecca ? Près d’un siècle plus tard, le volume réunissant pour la première fois ses écrits de jeunesse leur donne raison : sous une forme embryonnaire, qui préfigure magistralement l’oeuvre à venir, ce recueil composé d’une dizaine de nouvelles, jusqu’ici éparpillées ou introuvables, concentre toutes les hantises supposées d’une société patriarcale et conservatrice : une sorte de bombe artisanale constituée de pulsions, d’érotisme et de mort, posée en plein coeur de l’Angleterre victorienne.
Un récit en eaux troubles
Pas étonnant, dans ces conditions, que la nouvelle éponyme du livre ait été refusée par les éditeurs de l’époque : jugée choquante au moment de sa rédaction par une du Maurier à peine sortie de l’adolescence, elle resurgira dans un recueil de 1937 intitulé The Editor Regrets, avant de tomber aux oubliettes. C’est une libraire, collectionneuse et fanatique de du Maurier, qui mettra la main dessus des dizaines d’années plus tard, comblant ainsi le fan-club de la romancière. Considérée comme la pièce maîtresse du recueil, porteuse de subversion et de fantastique, « La Poupée » conte la relation fusionnelle entre une jeune femme et un automate : Julio, jouet diabolique aux traits juvéniles affublé d’un smoking.
Détail non négligeable – et sur lequel nous revenions dans ces pages au moment de la parution anglaise du livre en 2011 : cette amoureuse perverse, violoniste hongroise géniale, capable de n’aimer personne sauf une machine, se nomme Rebecca. L’héroïne morte qui hantera le chef-d’oeuvre de 1938 a donc existé, avant d’être l’objet d’un meurtre symbolique : révélée dans cette nouvelle-matrice charriant son lot de névroses et de fantasme (non) refoulés. « La Poupée » navigue dans les eaux troubles de l’inconscient, entre fétichisme et fantasme, incorporant les acquis de la psychanalyse alors en plein essor. D’où le sentiment que ces histoires tiennent toujours du rêve, à cheval entre le réel et la fabulation.
Dans « La Vallée heureuse », splendide variation sur le thème du songe, une autre jeune mariée fait le rêve récurrent d’un lieu : une somptueuse demeure, futur Manderley, sur laquelle elle tombe dans la réalité pour y être le témoin de sa propre mort. Entre réminiscence et prémonition, l’inconscient déploie une forme de malédiction sur la vie des personnages, à l’instar peut-être de la narratrice de Rebecca, tourmentée par les assauts de sa propre projection identitaire.
Conjointement aux ténèbres psychiques, du Maurier explore une noirceur morale incarnée dans d’autres nouvelles. La jeune fille de bonne famille détient une science inouïe de la misère, glanée peut-être lors de brèves promenades dans les quartiers les plus déshérités de Londres. C’est une cohorte de créatures spectrales, prostituées et marginales, qui glissent comme des ombres au fil de ces histoires : déchéance d’une voleuse dans « Piccadilly » ; décrépitude d’une prostituée dans « Mazie » ; suicide d’une domestique mise enceinte par un jeune Lord dans « Notre père ». Dans cette nouvelle, la plume de du Maurier se fait mordante, mêlant peinture sociale acide et récit des cruautés d’un Tartuffe.
Ailleurs, son sens de la perversité rejoint une maturité spectaculaire pour décrire l’écueil du mariage. Dans « Des tempéraments contraires », « Frustration » et « Vent d’est », sur un homicide conjugal, la jeune du Maurier restitue l’incommunicabilité dans un couple : l’effroi et la tristesse, le sentiment de profonde solitude enfin, chez ces héroïnes flouées, seules dignes d’empathie. Si le naturalisme à l’oeuvre dans ces nouvelles ira, en s’estompant, vers un devenir gothique, l’auteur des « Oiseaux » y élabore une radiographie polymorphique du mal, qui confère à cette « Poupée » sa parure prodigieusement inquiétante. Bien plus qu’un coup d’essai : un chef-d’oeuvre en combustion.
La Poupée (Albin Michel), traduit de l’anglais par Marilou Pierrat, 280 pages, 18,50 €
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