Avec Marie Madeleine, Ferrara offre à Juliette Binoche un rôle éprouvant. Un de plus dans la carrière de la comédienne. Rencontre-souvenirs.
La jeune fille s’appelait Nina. Provinciale venue à Paris pour devenir comédienne, elle se battait pour sa survie, cernée de professionnels arrogants qui ne cessaient de l’humilier et d’un fantôme persifleur qui voulait briser sa carrière. Un rôle venait à sa rencontre, fléchant soudainement sa destinée. Juliette (celle de Shakespeare) changeait la vie de Nina, et Nina a changé la vie de Juliette (Binoche). Laquelle, en interprétant ce personnage de Téchiné dans Rendez-vous (1985), est devenue du jour au lendemain une vedette. Vingt ans plus tard, Juliette Binoche interprète à nouveau une comédienne, et à nouveau un rôle vient pulvériser le cours de son existence : celui de Marie Madeleine. Après l’avoir interprété, le personnage d’actrice imaginé par Abel Ferrara ne peut plus retourner à son existence new-yorkaise, s’installe en Israël, déambule à Jérusalem avec un étrange sourire, et traverse le désert éclairé d’une lumière intérieure. Un rôle peut-il vous transformer ? Qu’est-ce qui, d’un personnage, se dépose dans l’identité de celui qui lui a donné corps ? Ce mystère, qui n’est autre que celui de l’incarnation, Juliette Binoche l’a représenté deux fois, à vingt ans d’intervalle. Mais que s’est-il déposé en elle des beaux rôles qu’elle a incarnés ? Retour sur quelques rencontres.
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ENTRETIEN > Pourquoi avoir accepté le rôle de Mary ?
Juliette Binoche Il me semblait indispensable de mettre au jour l’un des plus mystérieux textes chrétiens, « l’Evangile de Marie Madeleine ». Elle était une initiée et une initiatrice. On a voulu l’écarter, mais elle est essentielle à l’enseignement chrétien. Le mystère de la résurrection est la nouvelle qui va physiquement ébranler le personnage de Mary, elle ne sait pas pourquoi mais elle est bouleversée, elle a le courage de tout arrêter, de faire face et de prendre un temps à elle, un temps pour « être ». Elle ne retourne pas à une vie qui la protégerait de sa crise. C’est en traversant sa question qu’elle se vivifie.
Vous connaissiez le travail de Ferrara ?
Pas très bien. Mais c’est ce qui se passe pour la plupart des metteurs en scène avec qui je travaille, je ne les connais pas très bien. Souvent, je vois leurs films après. Ça me donne une certaine liberté.
Nina, la jeune comédienne de Rendez-vous, ça a été la rencontre d’un personnage marquant…
Comme dit Nina dans le film : « C’est ma chance et je ne la laisserai pas passer. » André Téchiné n’avait pas les moyens de faire un casting sur ce film et a visionné ceux d’une grosse production de l’époque, Hors-la-loi de Robin Davis, pour laquelle beaucoup de jeunes comédiens avaient auditionné. Il m’avait vue sur une cassette, le producteur n’était pas sûr parce que je n’étais pas connue. Quand on est jeune comédien, tout est proche : ce qu’on joue, ce qu’on vit. On fait de l’actor’s studio sans le savoir. Je n’avais en plus que trois jours de préparation, donc je ne pouvais rien faire d’autre que plonger dans le rôle et croiser les doigts. Parfois, c’est bien de ne pas avoir le temps de réfléchir. Pour ce personnage de provinciale arrivée à Paris, prise entre un no man’s land de solitude et un désir immense d’être actrice, ce qui lui arrivait était un saut dans le vide et pour moi aussi. Je n’avais pas d’appartement, je vivais chez une copine pendant le tournage, je ne savais pas où j’allais vivre après, je sortais de ma première rupture… Il y avait suffisamment de correspondances entre Nina et moi pour que le personnage se construise de façon naturelle.
Très vite après Rendez-vous, Leos Carax vous a permis de jouer absolument l’inverse dans Mauvais sang (1986).
Avec Mauvais sang, j’ai découvert ma féminité. Leos avait un rêve de cinéma avec une actrice. Moi j’étais ouverte et désireuse de trouver un Pygmalion. J’ai découvert plein de films grâce à lui. J’ai eu l’impression en revoyant Mauvais sang que j’étais complètement contrôlée par lui et par moi. Chaque respiration, chaque expression, la façon dont je soufflais sur ma frange était intentionnelles. Pendant le tournage, son regard était aimant, il m’idéalisait. Plus tard, quand nous avons eu l’idée de faire un second film ensemble, j’avais envie d’un rôle plus proche d’une réalité, plus âpre, comme il est dit dans le film plus « irrémédiable ».
L’épopée des Amants du Pont-Neuf (1991), l’interruption de tournage de plusieurs années, votre refus d’autres rôles pour rester solidaire du film, ça reste une aventure exceptionnelle ?
Ça a été un parcours initiatique pour tous ceux qui sont restés. On a beaucoup exagéré la prétendue catastrophe financière du film. C’est un film culte dans beaucoup de pays. Ça soulève des jalousies quand on entreprend en France des films ambitieux et anticonformistes.
Vous avez traversé des moments de panique pendant cette interruption de tournage ?
Panique, non, rage et dépression, oui. J’ai refusé des films, mais ça faisait partie de mon engagement. Mais j’y ai trouvé une immense résistance, la patience et l’endurance sont des épreuves à vivre, pas à penser. Ce que j’en ai appris, aucun mot n’aurait pu me le dire. Et finalement ce film a été un cadeau, c’est la preuve pour moi que nous avons l’extraordinaire possibilité de rendre possible une situation qui paraît impossible. Seule la foi m’a permis d’aller au bout.
La grande rencontre après Les Amants du Pont-Neuf, c’est Kieslowski…
On s’était vus pour La Double Vie de Véronique (1991), que je n’avais pas fait à cause des Amants. On s’est retrouvés pour Bleu (1993), qui a été un tournage heureux en dépit de son sujet.
Vous n’avez fait que deux comédies, Un divan à New York (Chantal Akerman, 1996) et Décalage horaire (Danièle Thompson, 2002)…
Le film de Chantal n’est pas tout à fait une comédie. J’avais très envie de travailler avec elle, j’avais aimé son court métrage, J’ai faim, j’ai froid, pour sa spontanéité vivifiante. La question du genre est assez peu importante dans mon choix. Même si mon prochain film avec Santiago Amigorena est un thriller, ce n’est pas tout à fait un thriller.
Y a-t-il des rencontres que vous auriez aimé faire ?
Robert Bresson (rires). Mais je ne regarde pas en arrière, je n’ai pas de regrets. Ce qui me fait vivre c’est l’intensité du travail dans le présent, mes choix sont parfois difficiles à prendre, mais je les pèse, c’est pourquoi je n’ai pas de regrets.
Qu’est-ce qui vous a intéressée au cinéma récemment ?
A History of Violence. Je ne connais pas très bien le cinéma de Cronenberg. J’ai été époustouflée par les acteurs, et aussi par sa façon de filmer. La dernière scène m’a clouée.
Quand vous avez reçu votre césar pour Bleu, vous saviez que le cinéma est comme une loupe. Pensez-vous toujours que le cinéma sert à voir de plus près ?
Oui. Ça sert à voir dans les détails. Hou Hsiao-hsien m’a dit un jour qu’il aimait filmer les détails. C’était aussi le désir de Kieslowski et l’obsession de Haneke. Aussi bien matériellement qu’intérieurement. Et c’est la rencontre de tous ces détails qui fait la vérité. Le plus petit comprend le plus grand. En commençant par le noyau, le centre émerge.
Et pour vous, est-ce que la vérité peut surgir de ce qui n’est pas prévu ?
Quand l’acteur vit son rôle, il peut intégrer tous les accidents. Les imprévus sont des obstacles excitants pour l’acteur, car ils le révèlent. Pour que l’acteur puisse se dépasser, il lui faut un metteur en scène qui le suive, qui voie avec lui, là c’est plus difficile, car le metteur en scène doit lâcher pour rentrer dans la confiance. L’intuition devient guide, ce n’est plus le contrôle qui agit, mais le laisser-faire. J’ai souvent dit à Michael Haneke, sur le tournage : « Laisse-moi vivre. » C’est difficile d’être très cadré. Michael a besoin de contrôle et de précision tout en attendant d’être surpris. Sauf qu’on se le permet moins facilement car on a peur de se faire engueuler (rires). Bon, Michael, je lui pardonne, l’intelligence le sauve.
Envisagez-vous de réaliser un film ?
Un jour viendra. Mais ça me paraît impossible de jouer dans un film que je tournerais.
Y a-t-il eu des moments dans votre vie où vous n’avez pas eu envie d’être actrice ?
Oui. J’ai décidé à 17 ans d’être actrice. Mais il y a un an et demi, pour la deuxième fois, je n’avais plus envie de tourner. C’était un peu avant Caché. C’est revenu avec le temps. Je n’avais plus envie de m’exposer, de me retrouver sur un plateau. C’était presque une violence pour moi d’accepter Caché. Mais heureusement, mon personnage n’existait que par son envie de savoir la vérité. Et ça, par contre, ça ne m’a jamais quittée (rires). ||
Recueilli par Jean-Marc Lalanne
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