A 83 ans, Alain Robbe-Grillet vient d’achever le tournage de son dernier film, avec Arielle Dombasle. Rencontre avec le chef de file du Nouveau Roman autour de ses thèmes de prédilection les femmes, les fantômes, le manque.
A peine a-t-on retiré notre manteau qu’Alain Robbe-Grillet nous raconte les derniers potins généralement, la vie sexuelle de ses proches et moins proches. Son appartement de Neuilly est surchauffé en ce froid après-midi de novembre et si nous voilà déjà assis dans un fauteuil recouvert de fourrure où l’on se prépare psychologiquement à mourir lentement de chaud , Robbe-Grillet reste debout, volubile, à déplorer que les hommes vivent leurs amours comme des ados et non en adultes comprendre : ils font des gosses partout , et que les femmes soient devenues aussi volatiles comprendre : avant, elles faisaient ce qu’elles voulaient en dehors de leur mariage, mais au moins, elles restaient… « Enfin, comme tu le sais, je suis un peu commère ! » déclare-t-il, espiègle.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Robbe-Grillet, c’est ça : chaleureux, drôle, plein d’esprit, un rien « bitchie », et le tutoiement direct. Rien à voir avec la caricature que d’aucuns en firent en déclarant ses livres austères et ses films prise de tête. Ses films, on est d’ailleurs là pour en parler, car Robbe-Grillet rentre de Marrakech où il vient de tourner ce qui sera peut-être son dernier film, C’est Gradiva qui vous appelle. Un casting très 1985 : Arielle Dombasle dans le rôle titre, James Wilby (le Maurice de James Ivory), Farid Chopel, Farida… Deux jours plus tard, en salle de montage, on en voit les premières images : des plans comme des tableaux orientalistes, une Dombasle parée de voiles transparents, qui gambade allègrement autour d’un Wilby bouche bée, des jeunes filles aux seins dénudés, souvent enchaînées et torturées (on ne se refait pas)…
C’est Gradiva… est né un peu du hasard, comme souvent les films de Robbe-Grillet en 1960, il écrit son premier film, L’Immortelle, et décide de faire du cinéma simplement parce qu’un producteur, ayant de l’argent turc à dépenser, lui propose de faire un film à Istanbul. A la base de C’est Gradiva…, c’est Bernard-Henri Lévy, un ami de longue date (Robbe-Grillet a déjà tourné avec Dombasle) qui lui donne l’idée de refaire du cinéma, lui disant que lui, Robbe-Grillet, est redevenu à la mode, et qu’il pourrait en tirer parti pour faire un film. « C’est mon statut privilégié de dinosaure, je suis le seul qui reste, les autres sont morts et empaillés dans des musées. » Il écrit alors, en pensant à Arielle Dombasle, C’est Gradiva qui vous appelle, un ciné-roman plus qu’un scénario, moins qu’un roman ; RG a toujours procédé ainsi, c’est un ciné-roman qu’il a remis à Resnais pour L’Année dernière à Marienbad, et qu’il a publié tel quel par la suite (les synopsis et autres carnets de tournage sortent ces jours-ci en recueil, Scénarios en rose et noir lire encadré ci-contre).
Les ciné-romans de Robbe-Grillet ont toujours paru après les films. Exceptionnellement, C’est Gradiva… a été publié en 2002, avant la réalisation du film et peu après la parution de La Reprise (2001), son dernier roman : le film restant en attente, l’écrivain ne voulait pas garder ce texte dans un tiroir. « Et puis je n’y croyais plus, jusqu’au jour où BHL me rappelle, enthousiaste : il avait relu la Gradiva et me dit qu’il fallait absolument le réaliser. » Et quand BHL veut, il semblerait que peu lui résiste : il fonde une boîte de production avec François Pinault et, le temps de quelques coups de fil, obtient l’aide de Canal+, Arte, le CNC. Et voilà qu’à 83 ans Robbe-Grillet vient de passer vingt-quatre jours à tourner (dix heures par jour) à Marrakech, fatigué, mais heureux d’avoir réalisé ce film entièrement, alors qu’il aurait dû, vu son grand âge et un peu à la façon d’un Antonioni, se faire aider par un autre réalisateur.
Gradiva ne différera pas fondamentalement de ses précédents films. Il s’agira encore une fois d’un flot d’images mentales, de fantasmes, plus ou moins ordonnés par une trame narrative, avec des artifices de théâtre carton pâte et une construction labyrinthique, comme si le film entier répétait minutieusement une cérémonie érotique. Mais là où Gradiva émeut, c’est qu’il semble être une sorte de double de L’Immortelle, le premier et sans doute le plus beau film de R. G., écrit en 1960 (avant Marienbad), mais réalisé en 1963 (après Marienbad). Une symétrie parfaite dans l’ uvre, et la boucle semble bouclée : le premier et le dernier film ont bien des points communs qui disent peut-être le mieux l’histoire du geste artistique de Robbe-Grillet, en répétant l’histoire d’un homme qui passe son temps à courir après une femme-mirage, une femme-image.
« Le thème de l’homme à la fois sensuel et romantique qui tombe amoureux d’une femme qui n’existe pas est un thème récurrent dans mon uvre. N’importe quel homme, même normal, transforme la femme qu’il aime. Ce n’est pas la vraie qu’on aime. Mais c’est vrai que dans L’Immortelle et dans Gradiva, la femme y est à chaque fois un fantôme. Et dans La Belle Captive aussi, le rôle de Gabrielle Lazure, qui est La Fiancée de Corinthe de Goethe, est un fantôme. Même dans Marienbad, on dirait que tous les personnages sont morts. C’est peut-être ce que j’ai un peu reproché à Delphine Seyrig : elle est trop angoissée pour un fantôme… »
La femme de Marienbad, il la voulait charnelle et énigmatique, un peu façon Kim Novak jeune. Mais Resnais impose Seyrig. Dans L’homme qui ment, Trintignant tue sa maîtresse, Marie-France Pisier, qui réapparaît à la fin, comme si elle n’était pas morte. Et dans Glissements progressifs du plaisir, Anicée Alvina a beau poignarder sa compagne attachée au lit, celle-ci revient constamment, y compris sous la forme d’une avocate venue la visiter en prison. Le geste de Robbe-Grillet : quarante ans à ressusciter des femmes, à répéter comme la Leïla de L’Immortelle et la Gradiva (qui, dans le film, se nomme également Leïla) du nouveau film, condamnées à revenir sur terre pour revivre leurs morts la mort d’une femme et son retour chez les vivants, indéfiniment, jusqu’à l’épuisement de la narration elle-même.
Le cinéma aide-t-il à réactiver la vie d’un corps mort ? La première émotion de cinéma chez Robbe-Grillet, c’est L’Homme invisible de James Whale, qu’il voit à 13 ans, en 1935 : « Surtout la fin, lorsqu’il est cerné par la police. Au cours de la nuit, il neige, il se sait cerné, il veut s’enfuir, et là, ses pas apparaissent sur la neige et les policiers tirent. Une fois qu’il est mort, son corps redevient peu à peu visible. » Comme s’il n’y avait que les morts qu’on puisse vraiment saisir sur pellicule, puisque ce sont les seuls dont la visibilité semble définitive, alors que les vivants nous échappent toujours. On pense au Vertigo d’Alfred Hitchcock, hanté par tout ce qui travaille Robbe-Grillet : une femme énigmatique, une femme transformée par un homme selon son fantasme, sa mort mise en scène et son retour chez les vivants recréé. « Hitchcock m’a intéressé dans la mesure où je ne voyais pas ses films jusqu’au bout. Dans Vertigo, tout le début est extraordinaire, on ne comprend rien du tout, Kim Novak est comme un fantôme. Mais dans la deuxième partie, Hitchcock arrive avec les gros sabots de la psychanalyse américaine… et il a fait pire avec Marnie, un film lourd et grotesque à force d’explications psy. Hitchcock n’est pas un grand auteur à cause de cela : il ne peut s’empêcher d’expliquer. Or, un auteur, c’est quelqu’un qui ne comprend pas ce qu’il fait. S’il comprend ce qu’il fait, il a tort de le faire. Il risque de s’alourdir et d’y croire lui-même. »
Robbe-Grillet n’explique rien, et c’est ce qui a dû en désarçonner plus d’un à la vision de ses films. Pour lui, l’art ne tend pas vers une éventuelle vérité narrative, et chacun des éléments, des plans, des scènes, qu’il avance, est réfutable par les suivants. « Pour un scientifique (R. G. a été ingénieur agronome ndlr), une théorie n’est pas vraie, c’est un instrument de travail. Karl Popper disait : « Le critère de scientificité d’une théorie n’est pas qu’elle ait toujours raison, mais au contraire, que sur un point au moins, on puisse prouver qu’elle a tort. » Le terme anglais qu’emploie Popper est « falsifiable ». Dans mon cas, les deux me vont : réfuter et falsifier. »
C’est peut-être pourquoi, aujourd’hui, Robbe-Grillet intéresse davantage les artistes contemporains que les cinéastes, encore férus de narration. En août dernier, il a été invité à Reykjavík par Hans-Ulrich Obrist pour une série de conférences autour de ses uvres : des artistes, dont Carsten Holler et Matthew Barney, ont présenté chacun l’une de ses uvres qui les a marqués. Et c’est Björk herself, elle aussi invitée, qui a choisi de parler de Marienbad. Outre l’amitié qui est née entre la musicienne et l’écrivain, Robbe-Grillet y a découvert et aimé le nouveau film de Barney, Drawing Restraint 9, où elle joue : « A côté, L’Année dernière à Marienbad, c’est La Vache et le prisonnier ! »
Robbe-Grillet s’amuse d’être invité à toutes sortes de conférences ou de festivals, principalement ceux qui ont pour titre « littérature et cinéma », lui qui clame depuis des années que sa littérature et son cinéma n’ont rien à voir. Pourtant, il n’y est question, dans les deux cas, que de reprises : éléments qui reviennent dans les livres (et de livre en livre), plans qui réapparaissent grâce au montage dans les films (et aussi de film en film : dans Gradiva, il s’agira même d’insérer des extraits de ses films précédents). « Je fais toujours cela. Dans L’Homme qui ment, je reprends mot pour mot un dialogue des Gommes. Comme s’il s’agissait de coïncidences. Je pense à Nabokov qui expliquait un jour à un journaliste que toute son uvre, comme d’ailleurs toute sa vie, était faite de coïncidences. Pour Nabokov, la coïncidence, c’est la même chose qui se répète dans un autre lieu et dans un autre temps. Comme exemple, il racontait cette histoire : un homme très riche porte des boutons de manchette qui valent une fortune. Un jour, sur un bateau, il lève brusquement les deux bras en s’exclamant « Quel beau coucher de soleil ! », et ces boutons de manchette tombent à l’eau. Il fait appel à des plongeurs pour les retrouver mais rien à faire. Des années plus tard, dans un restaurant, il commande un turbot vapeur qu’il tient à ouvrir lui-même. Le turbot arrive, il l’ouvre minutieusement, et là… toujours pas de boutons de manchette ! C’est une histoire doublement robbe-grilletienne, parce que la coïncidence, c’est un manque. »
Le manque, l’absence, l’ellipse : les plus belles pages de Préface à une vie d’écrivain, recueil d’entretiens qui sort aujourd’hui, réalisés pour France Culture par Bernard Comment, ne tournent qu’autour de cela. Le livre est remarquable, passionnant, tout ce qu’on aime lire en termes de théorie, personnelle et jamais figée, que Robbe-Grillet y parle de littérature (Flaubert, surtout, mais aussi Balzac, Hemingway, Barthes…) ou de cinéma (Antonioni, Resnais, Ruiz, Buñuel…). Selon lui, il n’y a pas de structure possible sans un manque le manque, selon lui, ce serait toujours l’histoire d’une femme morte, de corps évaporé, comme ce corps de femme disparu mais jamais retrouvé de l’Avventura, qui hante toute le film d’Antonioni ?
Pour finir, une simple question : a-t-il commencé un nouveau roman ? « Mais tu es folle ! J’ai écrit suffisamment de romans, tu ne crois pas ? » Et sur le pas de la porte : « Mais c’est vrai que j’ai cette passion, celle de l’art, de la littérature, du cinéma. C’est ce qui me tient…, avant d’ajouter, l’œil égrillard : et sur le tournage, toutes ces jolies filles nues »… Longue vie à Alain Robbe-Grillet.
{"type":"Banniere-Basse"}