VINCENT SEGAL rencontre BALLAKÉ SISSOKO : un violoncelle, une kora, pour une musique magique qui détisse les traditions et élargit l’horizon.
La musique court pour ainsi dire dans les veines de Ballaké. D’ailleurs, au Mali, son pays, n’appelle-t-on pas un musicien-griot un“déjli”, ce qui signifie “le sang”, preuve de la conception héréditaire d’un art né à l’époque médiévale à la cour de l’empereur du Mandé, Soundiata Keita ? Quant à Vincent, il a débuté sous des auspices tout aussi ancestraux et académiques. Après un premier prix au Conservatoire national de Lyon, il n’a pas tardé à folâtrer avec des musiciens de jazz, de rock ou de la scène africaine de Paris.
“Pour la kora comme pour le violoncelle, souligne-t-il, la transmission est inévitable. Que ce soit par un professeur ou au sein d’une caste, tu ne peux pas faire l’économie d’une initiation. En outre, sortis d’un certain contexte, ces deux instruments ne s’adaptent pas facilement du point de vue acoustique. Je n’ai jamais pris mon violoncelle pour aller faire un boeuf avec des copains, par exemple. Ça n’aurait aucun sens. Jecrois que Ballaké et moi avons souffert de devoir rester à l’écart et c’est pourquoi nous avons pris tant de plaisir à nous retrouver, en tête-à-tête dans un lieu clos et, à partsur un ou deux morceaux, sans accompagnement.”Pour autant, et fort heureusement, l’idée de s’enfermer afin d’échanger des notes lors des trois séances nocturnes d’enregistrement dont Chamber Music est le concentré n’a pas constitué une fin en soi pour le duo. Leur équivalence technique, prolongement de leur complicité dans la vie (ils se connaissent de longue date pour avoir été pensionnaires de la même maison de disques, Label Bleu), ne trouve en fait sa récompense que dans l’opportunité qu’ils s’offrent mutuellement de sortir de l’immémoriale tradition, pour retrouver le plaisir enfantin de jouer. Si bien que, par instants, on dirait deux gosses qui se font la courte échelle pour franchir un mur et partir gambader dans l’herbe folle de leurs désirs. L’un des titres, Ma Ma FC, leur fut d’ailleurs inspiré par leurs fils respectifs, Mamadou et Marin, du même âge, qui, dès que leurs pères se rencontrent pour répéter, partent de leur côté jouer au foot. Chamber Music échappe au dialogue convenu entre virtuoses, comme au rétrécissement auquel le respect envers le patrimoine oblige trop souvent. C’est vers la liberté que se tournent sans cesse les deux compères, et qui fait que leurs compositions, bien qu’édifiées à partir des modes classiques du répertoire mandingue, parviennent à évoquer aussi bien le Nick Drake de CelloSong que les salons de musique de Smyrne.
Du coup, l’album devient tout autre chose,un disque-refuge, un de ceux, trop rares, qui redonnent le goût de l’écoute à nos oreilles meurtries par la cacophonie ambiante. Un disque-évasion, dont la fréquentation offre des ailes à notre imaginaire séquestré dans un cloaque de médiocrité de plus enplus consentie.