Cinéaste rageur et activiste, Avi Mograbi plante une fois encore sa caméra désobéissante au c’ur des zones de conflit de la société israélienne. Mais plus qu’aux vertus du cinéma, il croit surtout à celles du dialogue.
Sur la scène du palais des Congrès de Marrakech, dans un décor de kermesse, Catherine Deneuve appelle Martin Scorsese pour lui remettre une statuette en hommage à sa carrière. Ils ont déjà joué la scène quelques années plus tôt pour les césars (mais le cinéaste était en duplex). Et Scorsese est déjà venu au Festival international du film, fort de son lien à ce pays dans lequel il a tourné deux de ses films (La Dernière Tentation du Christ en 1988, Kundun en 1997).
Sur la scène, le petit homme nerveux se lance dans un discours fiévreux. Il évoque une nuit de travail sur le montage de ses films, où il se mit à zapper sur sa télévision et tomba par hasard sur un film de Souleymane Cissé, Yeelen (1987). Ce fut un choc, le film lui parut un chef-d’ uvre. Il parle ensuite de sa passion pour les films de Kiarostami, de la nécessité de défendre de façon inconditionnelle la diversité culturelle, la diffusion des films issus de cinématographies moins puissantes que l’Amérique, de l’impératif à favoriser les écoles de cinéma en Afrique.
La place qu’occupe Martin Scorsese aujourd’hui a quelque chose d’un peu unique. Quelque chose en lui semble vouloir s’identifier à tout le cinéma, faire don de son temps, son uvre, son corps, sa puissance, au seul bénéfice d’une idée très humaniste, et même un peu mystique du cinéma. Il se décrit volontiers comme l’enfant du néoréalisme italien (lire ses propos ci-dessous), a déjà consacré beaucoup d’énergie à réaliser deux documentaires sur l’histoire du cinéma (américain, puis italien), a distribué Buñuel aux USA, ne manque pas une occasion de marquer son extrême attention aux cinémas asiatique, iranien, africain, accourt à Paris lorsqu’il s’agit d’inaugurer la réouverture de la Cinémathèque française. Saint Martin tient à porter la croix du cinéma, qui semble pour lui plus que jamais une Passion, à tous les sens du terme.
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En 2005, le cinéaste aura moins que jamais économisé son immense énergie : sortie mondiale d’Aviator en janvier, tournage au printemps du remake du polar hongkongais Infernal Affairs, avec DiCaprio et Matt Damon (The Departed, à découvrir en 2006), réalisation d’un documentaire fleuve sur Dylan qui sort en DVD, publication d’entretiens avec le critique de Positif Michael Henry Wilson, masterclass à Marrakech, rétrospective à Beaubourg et mise en chantier d’un nouveau film. Celui-ci, intitulé Silence, sera l’adaptation d’un roman de Shusaku Endo, racontant l’itinéraire d’un prêtre jésuite portugais essayant de transmettre sa religion au Japon et observant, depuis sa captivité, le massacre de chrétiens japonais qu’il a convertis. Une nouvelle histoire de martyre et de Passion donc.
Cette suractivité est d’autant plus troublante qu’une certaine désaffection semble à l’ uvre dans ses films depuis quelques années (depuis Les Affranchis ? Le Temps de l’innocence ? Casino ?). Si on excepte Lucas et Spielberg, qui ont choisi très tôt l’entertainment et assimilé les techniques les plus sophistiquées de marketing, Scorsese est le seul cinéaste de cette génération à avoir tenu aussi longtemps au sommet de l’industrie en maintenant ses exigences d’artiste. Coppola et Cimino ont vu leurs carrières prématurément interrompues voilà déjà dix ans. Celle de De Palma paraît assez chaotique. Scorsese continue à piloter des films énormes, aux stars et aux budgets faramineux, sans que sa griffe auteuriste ne soit jamais remise en cause. Pourtant, l’ uvre paraît peut-être moins importante aujourd’hui qu’il y a quinze ans, et ne suscite plus tout à fait, dans les cercles cinéphiles, le même culte que celles de Coppola ou Cimino.
La rétrospective intégrale à Beaubourg viendra peut-être remettre les pendules à l’heure à Paris, cette semaine. Mais si on considère ses derniers films, difficile d’aimer sans réserve Gangs of New York et A tombeau ouvert, ou de ne pas être intrigué par l’étrange désincarnation qui affecte Kundun et Aviator. Longtemps cinéaste de la chair, de la souffrance, de la puissance figurative, il semble désormais davantage intéressé par des effets de brillance et de pure surface (ce qui, dans Aviator, produit une sorte de mélancolie en creux profondément émouvante).
Dans Les Affranchis, Ray Liotta échappait à la sanction de sa traîtrise et se retrouvait à l’arrêt (dans un film conçu comme une course) face à sa petite maison de banlieue, totalement désemparé. C’était une image puissante de déréliction. Tout à coup, rien n’advenait plus, et cette soudaine aphasie romanesque était peut-être pire que tous les châtiments. Aviator se termine aussi sur un brutal coup d’arrêt. Après maints triomphes et plusieurs chutes, plusieurs morts et plusieurs résurrections, Howard Hughes est pétrifié par son image dans le miroir, d’où surgit la réminiscence sournoise d’une scène primitive qui jette sur sa vie un éclairage blafard et dérisoire.
Manifestement, rien n’est plus redoutable pour l’homme que de rompre la chaîne événementielle qui régit une vie et la maintient en mouvement. Un seul moment de pause et le vertige du vide, la perte du sens se répandent comme une gangrène. Cette peur du temps mort, c’est peut-être le Rosebud de l’homme pressé Scorsese. Mais plus le cinéaste enchaîne les projets, plus ses films, quel que soit leur degré de réussite, portent la marque de cette perte d’assurance, ce léger retrait, qui leur donne quelque chose de volatil et moins directement habité.
Pour investir les arrière-mondes du cinéma de Scorsese, le livre d’entretiens avec Michael Henry Wilson est un outil précieux, riche de multiples clés. L’une des plus romanesques est le récit de cette enfance coupée du monde par des crises d’asthme, qui retenaient le jeune Martin chez ses parents. Fasciné par l’agitation de la rue, les trafics et les rixes entre mauvais garçons, il observait Brooklyn de son balcon comme Kundun communiquait avec son peuple à l’aide d’une longue-vue. Michael Henry Wilson a rencontré Martin Scorsese pour la première fois à Paris, en 1974 (pour la revue Positif, aux côtés de Michel Ciment), à la veille de la présentation cannoise de Mean Streets. Dès lors, il l’a vu pour chacun de ses films, et le livre est le recueil de ces rendez-vous réguliers. Le critique y déploie une impressionnante connaissance de l’ uvre, une vraie finesse analytique, et le cinéaste commente sans détour à la fois sa vie, ses films, sa méthode.
Le fait que les interviews soient d’époque permet de cerner les transformations de ses aspirations, produit un effet de direct très excitant (en 75, il déclare par exemple qu’il va tourner en juin prochain une histoire de taxi new-yorkais, puis une comédie musicale avec Liza Minnelli, puis un film sur la boxe, soit Taxi Driver ; New York, New York et Raging Bull, qu’il va effectivement réaliser dans cet ordre).
Quant à l’intégrale proposée par Beaubourg, outre ses films les plus connus, elle permettra de voir son premier long métrage, le rarissime Who’s That Knocking at My Door (69), une sorte de pré-Mean Streets avec déjà Harvey Keitel, le très beau court métrage The Big Shave (67), le clip Bad de Michael Jackson (87), l’épisode intitulé Le Miroir (86) pour la série Histoires fantastiques. Au premier rang des films à redécouvrir, Le Temps de l’innocence (93), fiévreuse adaptation d’Edith Wharton avec Daniel Day-Lewis et Michelle Pfeiffer. Et encore un portrait du cinéaste réalisé pour Arte par Jonas Mekas.
Enfin, la part la plus originale de la rétrospective est peut-être la carte blanche confiée à Scorsese cinéphile. Découpée en trois volets (les films essentiels, les affinités électives, les plaisirs coupables), elle comprend beaucoup de films américains classiques (Hawks, Walsh, Ford, Minnelli et aussi beaucoup de cinéastes de série B comme Phil Karlson, Jack Webb…), un certain nombre de films italiens (Lattuada, Pasolini, Visconti, Rossellini), quelques films anglais (Mackendrick, Carol Reed) et un seul polonais (Wajda) pour le reste du monde (ce qui ne manque pas d’amuser en regard de son discours à Marrakech). Le film le plus récent de cette carte blanche est Barry Lyndon (de Kubrick), et on peut jouer sans fin à décompter les recalés et interpréter leur absence (Hitchcock, Welles, Antonioni, Lubitsch…). Les plus curieux pourront même demander au cinéaste en personne de répondre de ses choix lors de la soirée d’inauguration du 23 novembre, avant la projection de No Direction Home, son documentaire sur Dylan.
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