Petit frère de Ben, Casey Affleck chemine en douce dans le cinéma américain depuis vingt ans. Il incarne un flic flegmatique et pugnace dans Triple 9, un thriller captivant.
Il est 9 h 35 lorsqu’on aperçoit Casey Affleck marchant d’un pas alerte sur Valley Street, à Pasadena, une commune paisible à l’est de Los Angeles, loin de l’agitation des studios situés plutôt au nord ou à l’ouest. Il sort des bureaux de sa boîte de production, fondée en 2014, et se dirige vers le petit parc où il nous a demandé de le retrouver à 9 h 30. Un lieu de rendez-vous inhabituel, qui change des impersonnels hôtels de luxe où les interviews se font habituellement.
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Mais, on le comprend vite, Casey Affleck ne fait rien comme les autres, si ce n’est s’habiller en parfait normcore (pantalon informe, T-shirt beige, sneakers grises). Il s’excuse de son infime retard et, après une poignée de main chaleureuse, nous invite à marcher à ses côtés, entre joggeurs matinaux et promeneurs de chiens, avant de nous convier à un petit déjeuner dans le coffee-shop du quartier.
Toujours fidèle à ses convictions de départ
La conversation démarre étrangement, sur un tas de sujets généraux qui l’intéressent tout autant voire plus que le cinéma, dont il prédit la mort prochaine, du moins dans sa version actuelle. Il faut une bonne vingtaine de minutes avant que l’on aborde Triple 9, son dernier film, réalisé par John Hillcoat (La Route, Des hommes sans loi).
“Mon personnage reste identique de bout en bout”
Affleck y joue un flic intègre manipulé par des collègues véreux, faisant son job aussi bien qu’il le peut, essayant de comprendre dans quel bourbier il a mis les pieds. “Ce qui m’a plu chez ce personnage, explique-t-il, c’est qu’il n’évolue pas. N’importe quel manuel de scénario vous expliquera que c’est un scandale, qu’un personnage doit effectuer un trajet moral, etc. Bullshit. A cause de ça, tous les films se ressemblent. Ce personnage, lui, reste identique de bout en bout, et ça lui donne une grande force je trouve.”
Une honnêteté surprenante à Hollywood
On soumet alors au comédien de 40 ans l’idée que ce personnage lui ressemble un peu, qu’au fond lui non plus n’a pas tellement évolué avec l’âge, qu’il est resté fidèle à ses convictions de départ, à savoir celles d’un maverick essayant de prendre le système à revers…
Mais il reste dubitatif :
“Je ne sais pas si c’est vrai… J’aimerais vous dire que oui, mais en réalité j’ai dû faire plein de compromis, accepter des mauvais films, parfois cachetonner – et je dois encore le faire de temps en temps, faut bien travailler.”
Une telle honnêteté surprend à Hollywood où tout le monde est toujours si fier du travail accompli, officiellement du moins. De fait, sa carrière ressemble à un grand-huit, pourtant lancée sur les rails à bonne vitesse par Gus Van Sant dans Prête à tout en 1995 (aux côtés de Joaquin Phoenix, devenu son beau-frère lorsqu’il épousa Summer Phoenix en 2006).
L’aventure Gerry avec Gus Van Sant
Il enchaîne ensuite des films médiocres ou anecdotiques, à l’exception d’un petit rôle dans Will Hunting en 1997. Ce roman d’apprentissage propulse son grand frère Ben et son meilleur ami Matt Damon aux cimes de la hype, mais lui reste à quai, en attente du prochain train…
C’est en 2002 qu’il fait son premier grand film adulte, Gerry, chef-d’œuvre pour l’éternité dont il est cependant surpris que Les Inrocks l’ait choisi comme un de leurs films préférés des trente dernières années : “C’est-à-dire que personne n’a vu ce film aux Etats-Unis… Pour moi cependant, il a été déterminant.”
“Gus nous a laissés tout écrire, avec Matt, il m’a demandé de filmer des scènes (les timelapses de ciel, depuis ma chambre d’hôtel), fait participer au montage… Il m’a appris qu’il fallait suivre son instinct coûte que coûte, il m’a mis le pied à l’étrier, et donné confiance en moi. Si, aujourd’hui, je veux me consacrer davantage à la réalisation, c’est grâce à lui”.
Le miraculeux millésime 2007
Après ce haut fait d’arme resté, il est vrai, confidentiel, le cas Casey se fait à nouveau indécidable, entre suites bâclées d’Ocean’s Eleven et petit film sympathique de Steve Buscemi (Lonesome Jim). On commence à l’apprécier, mais aucune ligne claire n’apparaît. Jusqu’au miraculeux millésime 2007.
Il obtient cette année-là le rôle principal de Gone Baby Gone, polar réalisé par son frangin, et surtout celui de L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford d’Andrew Dominik, qui lui vaudra une nomination aux oscars. Dans ce western contemplatif, il fascine en homme fasciné, s’approchant au plus près d’un mythe, au point de vouloir le détruire. Là encore, impossible de ne pas y voir une prémonition, la description d’une trajectoire à la Icare qui ne va pas tarder à s’actualiser.
Tout le monde à l’époque prédit en effet au jeune homme un nouvel élan… Or il disparaît des écrans pendant deux ans, laissant à nouveau passer le train. Sur ce hiatus, il reste vague, évoquant le besoin de se ressourcer, de s’occuper de sa famille… Regrette-t-il quelque chose ? “Non.”
Ses derniers films ne font pas décoller sa carrière
Il ne réapparaît qu’en 2010, avec un film inégal de Michael Winterbottom (The Killer Inside Me) et son premier film à lui, en tant que réalisateur, le bizarroïde I’m Still Here. Avec ce canular fomenté avec Joaquin Phoenix, devenu pour l’occasion rappeur hirsute, il tente de faire voler en éclats la bienséance hollywoodienne, de retourner contre le Spectacle sa propre obscénité.
“Je n’ai plus envie de faire des films que personne ne voit”
Le film a quelques moments de grâce, mais il admet aujourd’hui les limites de l’exercice. “C’était un projet très impulsif. Si je devais aujourd’hui changer quelque chose, je veillerais à rendre le film plus accessible, moins autiste, à prendre en compte les attentes légitimes des spectateurs. Je n’ai plus envie de faire des films que personne ne voit.”
Vœu hélas pieux, tant ses films suivants, pour réussis qu’ils fussent parfois (Le Casse de Central Park, Les Amants du Texas, Interstellar), ne sont pas parvenus à faire décoller sa carrière. “Et Triple 9 est sorti la même semaine que Deadpool, que voulez-vous…”, goguenarde-t-il avec une pointe de dépit.
Abonné au statu d’éternel outsider
Même lorsqu’il évoque son propre long métrage, Far Bright Star, qu’il est en train de préparer et qu’il espère réaliser cet été, à nouveau avec son beau-frère Joaquin Phoenix, il reste prudent : “C’est un film d’époque, adapté d’un roman de Robert Olmstead, qui raconte l’histoire d’un homme à la poursuite de Pancho Villa, au Mexique en 1916. Je tiens beaucoup à ce projet, mais les gens ont-ils encore envie de voir ce genre de films ? J’espère…”
Casey Affleck semble ainsi abonné au statut d’éternel outsider, acteur précieux dont on guette chacune des apparitions mais dont on doit toujours préciser aux béotiens dans quels films ils ont pu le voir et l’apprécier. Malgré cela, on ne perçoit pas chez lui une once de frustration ; plutôt une impressionnante sérénité, guidée par un fatalisme de bon augure, comme s’il abordait chaque expérience avec la joie du dilettante.
“Je ne suis pas du tout pessimiste. Si le cinéma devait cesser d’exister, et je crains que ça n’arrive plus rapidement qu’on ne veuille le croire, je ne serais pas malheureux. Même si une apocalypse zombie devait arriver demain – ce qui sera peut-être le cas si Donald Trump est élu à la présidence –, je trouverais un endroit calme, sans doute au Canada car ses habitants sont trop polis pour devenir des zombies, et j’y vivrais avec ma femme et mes deux enfants, cultivant mon jardin, rêvassant et occupant mes journées simplement… Je serais si heureux ! (rires) C’est déjà plus ou moins ce que je fais, vous savez !” Il accompagne ces derniers mots de son coutumier plissement de paupières, qui le rend si souvent indéchiffrable – et donc fascinant.
Soutien de Bernie Sanders
Lorsqu’on en vient à parler politique en ce jour de Super Tuesday, déterminant pour la primaire, il affiche un soutien sans faille à Bernie Sanders, “un honnête homme qui pourrait vraiment changer les choses”. Puis il s’enquiert de la situation en France, visiblement très au fait de nos actuelles désillusions.
“Je ne vois en fait pratiquement plus de films”
Il ne cessera d’ailleurs durant l’interview de nous demander des informations sur la France, sur la façon dont son travail est perçu là-bas, sur les acteurs les plus populaires du moment (“Comment s’en sort Marion Cotillard ?”), ou encore sur la santé de notre industrie cinématographique dont il avoue avoir perdu la trace depuis quelques années… “Mais si ça peut vous rassurer, s’empresse-t-il d’ajouter, comme pour soulager notre chauvinisme piqué au vif, j’ai aussi perdu celle du cinéma américain. Je ne vois en fait pratiquement plus de films. Même ceux des copains, je n’y vais plus, j’ai perdu le goût.”
De quoi se nourrit-il alors ? “Je lis beaucoup. Récemment, j’ai dévoré l’œuvre trop méconnue de John Williams, auteur de trois romans absolument sublimes, Butcher’s Crossing, Stoner et Augustus, et d’une poignée de poésies. J’ai aussi quelques films de chevet que je revois régulièrement : 2001 l’Odyssée de l’espace, les premiers Terrence Malick, Sans soleil de Chris Marker… Des films qui invitent au rêve et au voyage.”
Un acteur qui ne rêve au fond que de disparaître
Même s’il n’a pas vu ses derniers films, il avoue aussi admirer Arnaud Desplechin, avec qui sa femme a tourné, en 2000, dans Esther Kahn. “Un peu après, je suis retourné à Paris quelques mois. Je passais mes journées à marcher seul, dans le XIe arrondissement. Je ne comprenais rien à ce que les gens disaient, je ne parlais à personne, j’étais simplement dans ma bulle, n’écoutant que ma propre voix. Et c’était absolument merveilleux…”
Dans ce goût immodéré pour la flânerie et l’anonymat réside sans nul doute le mystère Casey Affleck, acteur qui ne rêve au fond que de disparaître au milieu de la foule, après avoir abandonné la gloire aux autres, pour mieux jouir du reste.
https://www.youtube.com/watch?v=CHlWFJhxGnA
Triple 9 de John Hillcoat (E.-U., 2016, 1 h 55), en salle le 16 mars
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