L’essai coup de poing de Felwine Sarr fustige l’héritage de la colonisation et incite le continent noir à inventer ses propres modèles de société. Rencontre.
Felwine Sarr aurait pu mener une vie de doux rêveur. Il a grandi au milieu des palétuviers et des oiseaux dans la splendide région de Sine Saloum, un archipel de deux cents îles au sud-ouest du Sénégal. Mais le destin l’a aussi fait fils de militaire : régulièrement son père revenait de missions au Liban, au Darfour, au Rwanda – durant le génocide –, avec peut-être des images propres à marquer l’esprit d’un enfant. Capables en tout cas de lui transmettre une certaine conscience du monde, le goût de la révolte et de l’engagement.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Dans un essai virulent, ce professeur de 43 ans, déjà auteur de trois livres (dont Dahij, en 2009 chez Gallimard), mène une bataille assidue sur le terrain des idées. Afrotopia est un texte à charge contre l’Occident qui chercherait toujours à exercer son influence sur le continent africain, comme au bon vieux temps de la colonisation.
Pull en V, jeans et chemise blanche, Sarr, de passage à Paris, explique : “Lorsqu’on décrypte le discours de la France sur l’Afrique, il est ambigu : les politiciens proclament la fin de la Françafrique et en même temps, ils entretiennent les vieux réseaux à la Jacques Foccart, qui a établi sous de Gaulle tous les jeux d’influence, faisait et défaisait les présidents, orchestrait des coups d’Etat… La France a octroyé l’indépendance sans remettre en question ses rapports avec l’Afrique. Il y a toujours des relents de l’ancien lien colonial. Elle est encore dans le fantasme de sa vieille grandeur défendant son pré carré et sa zone d’influence.”
L’incapacité du continent africain à se réinventer
Pour étayer sa thèse, cet économiste, musicien et professeur d’arts martiaux puise dans l’actualité, citant l’intervention au Mali qui, sous couvert de secours à une région victime de l’oppression jihadiste, sauve d’abord les intérêts géo-économiques de la France. Un rôle de “bon samaritain” infirmé par la crise des migrants : “Sur cette question, son éthique a tout d’un coup changé ! L’Europe se pense comme un îlot. Sauf qu’elle s’est projetée dans le monde ces derniers siècles. C’est normal qu’en retour le monde se projette en elle.”
Mais son ouvrage pointe aussi l’incapacité du continent africain à se réinventer au moment des indépendances : “L’Afrique n’a pas fait preuve de véritable autonomie. Dans les années 1960, on a recopié des constitutions, on s’est inspiré de la France et de la Grande-Bretagne, on a dupliqué l’Assemblée nationale, le système des partis et l’organisation politique, sans prendre en compte nos spécificités historiques, culturelles et ethniques.” Il conclut par le constat suivant : l’Afrique est à la traîne parce qu’elle a voulu appliquer le modèle capitaliste occidental.
Des mobilisations de tous les instants
N’en déplaise aux afro-pessimistes et aux “injonctions civilisationnelles”, l’Afrique a, selon l’auteur, de beaux jours devant elle. Quand on lui demande s’il ne craint pas de voir son discours taxé d’idéalisme, il nous oppose ce concept d’“Afrotopia”.
L’Afrique n’a jamais été en situation de créer sa lumière propre
“Je crois aux utopies concrètes, qui peuvent se traduire en actions. Mon essai se veut pragmatique : il réfléchit à toutes les dynamiques de la société et aux façons de changer la vie des gens. En cinq siècles de domination, l’Afrique n’a jamais été en situation de créer sa lumière propre. C’est le moment historique de prendre en charge la pensée de ses propres modèles.”
Sarr a déjà eu l’occasion de mettre ses convictions en pratique. En 2012, Abdoulaye Wade, le troisième président du Sénégal depuis son indépendance, projette d’enchaîner un troisième mandat, en bafouant la Constitution. Sarr et ses collègues d’université montent au créneau : “On a manifesté et créé un mouvement activiste, ‘Devoir de résistance’, qui s’opposait à cette réélection.”
Sarr prône un “jihad intérieur”
Autre exemple : “Récemment, un professeur d’université a comparé le Coran et la culture grecque dans un ouvrage. C’était un helléniste. Le lendemain, tous les prêches du Sénégal étaient contre lui. Les religieux se sont acharnés en proférant fatwa, menaces… Il a été calomnié, traîné dans la boue.” Sarr se mobilise et va rencontrer les chefs religieux, participe à des débats, persuadé que le combat doit se jouer dans la sphère des idées et non des symboles.
“Etymologiquement, jihad veut dire ‘faire un effort’”
Au Sénégal, cependant, hormis quelques groupuscules salafistes, on pratique un islam modéré. “Confrérique, ouvert, tolérant”, souligne Felwine Sarr, lui-même issu de la minorité musulmane des Sérères, la troisième ethnie sénégalaise composée essentiellement de catholiques. Il nous dit prôner un “jihad intérieur”.
“Etymologiquement, jihad veut dire ‘faire un effort’. Dans l’histoire de l’islam et des premières communautés musulmanes, jihad signifiait ‘faire un effort contre soi’, contre ses propres ombres.” Loin de toute “guerre sainte”, s’y opposant même farouchement, Afrotopia se veut une invitation salutaire à une révolte intime dans le cœur de l’Afrique.
Afrotopia (Philippe Rey), 160 pages, 15 €
{"type":"Banniere-Basse"}