Chaque semaine, nous interrogeons une personnalité sur son rapport au Web. Le chroniqueur de « La Nouvelle Edition » et DJ, Ariel Wizman, se confie sur ses premiers souvenirs de navigation sur Internet et sur la nécessité de repenser son modèle économique.
Au milieu des années 1990, alors que la France croit encore dur comme fer dans l’avenir du Minitel et du Bi-Bop, une bande d’énergumènes, pilotés par Ariel Wizman lance Univers>Interactif. Un magazine censé annoncer la révolution digitale… Problème : personne n’y croit encore, et l’aventure s’arrête au bout d’un an et demi.
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Comment s’est passée votre rencontre avec Internet ?
Ariel Wizman – Un jour, dans les années 90, je me suis rendu compte que j’étais resté scotché devant un ordinateur pendant plusieurs heures. Ce qui était impossible jusqu’ici pour quelqu’un comme moi, hyperactif, qui voyais tout le temps du monde et qui passais la plupart de son temps dans la rue. C’était un mélange d’excitation et d’ennui. Et je me suis dit que toutes les choses dangereuses possédaient ces deux extrêmes.
Et effectivement, quelques années plus tard, les sociologues ont commencé à théoriser cette notion de « flow », cet espèce de truc, un peu comme l’héroïne, où on se sent bien, on baigne entre deux eaux, et où on perd la notion du temps.
Votre magazine Univers>Interactif, était finalement très novateur pour l’époque, peut-être trop ?
Avec Interactif, j’ai cherché à m’interroger sur l’impact de l’apparition d’internet. Ça me semblait urgent, déjà. J’ai voulu créer une sorte de Wired à la française, c’est-à-dire un magazine d’informatique qui mettait un pied dans les idées, avec une matière qui laissait alors tout le monde intellectuel indifférent. On s’inspirait des fanzines anglo-saxons atypiques comme Boing Boing, The Idler, Utne Reader, The Hermenaut ou encore The Baffler. On y trouvait des informations sur tout ce qui se passait dans les différents milieux underground du monde, directement comme ça. Un truc magique quoi… Il y avait aussi AdBuster, c’était le premier site de détournement et de réflexion sur la publicité.
Quelle analyse faites-vous aujourd’hui de l’impact d’Internet ?
Aujourd’hui, internet c’est quelque chose qu’on ne peut pas critiquer. On te dit : “Tu n’y peux rien, c’est comme la pluie, internet, c’est comme ça.” Du fait de son caractère technologique, on est confronté à quelque chose de presque divin, d’irréversible, qui a pratiquement dressé l’âme humaine, et sur lequel il n’est même plus possible de réfléchir. Les réactions sont violentes, très intimidantes.
Par exemple, j’ignore pourquoi, alors que la “bonne pensée” cherche partout des coupables, on ne s’interroge quasiment pas sur le rôle d’internet dans la crise économique. Avec l’arrivée du net, on a eu un espoir fou. On s’est dit qu’on allait pouvoir y dire et vendre n’importe quoi, que le différent y serait autonome et entendu. Alors qu’en réalité c’est faux, internet a promis sans jamais vraiment délivrer d’authentique modèle économique.
Que voulez-vous dire ?
En 1964, l’entreprise la plus chère du monde c’était AT&T, une boîte de téléphonie américaine. Elle valait 267 milliards de dollars, et elle employait 758 611 personnes. Aujourd’hui Google, vaut 370 milliards de dollars, et a 55 000 employés. 15 %, seulement, des employés d’Amazon tiennent cinq ans. Le tout avec des astuces fiscales et des domiciliations plus qu’antisociales. Ça pose de problèmes à personne ?
La plupart des firmes comme Twitter ou YouTube rapportent de l’argent (peu en réalité), mais n’emploient que très peu de monde. En plus de ça, d’autres comme Amazon détruisent le charme des centres-villes en ruinant la possibilité de faire des commerces. Des gens qui font de l’argent sur internet, il y en a très peu. Le net te donne tout gratuitement aujourd’hui, c’est une forme de séduction. Il y a toujours une porte dérobée pour entrer quelque part. Finalement, le mec le moins connecté, c’est peut-être le plus malin, celui qui épargne son désir, et son intimité.
On a refusé de s’interroger sur l’impact économique d’internet. On est passé de “internet, ça ne marchera jamais, c’est pour les geeks’ à ‘tout le monde aime internet”. N’importe quel beauf se vante de tout savoir avant même que ça arrive et de l’avoir déjà commenté (négativement, car le Net n’a pas changé les mentalités rageuses). On peut s’interroger sur ces choses, sans pour autant être assimilé à un réac.
Quels réseaux sociaux utilisez-vous ?
Je suis sur Linkedin mais je ne sais même pas pourquoi (rires). Je n’ai pas vraiment de liens aux réseaux sociaux car ils ne correspondent pas à l’utopie qu’était internet au départ. Internet a été créé dans l’espoir de fonder une utopie participative. Avec un point de rencontre, aujourd’hui le « hashtag » – ou dieu sait quoi – … On a voulu construire une pensée à plusieurs, délocalisée. Mais pas pour dire : “Moi je pense ça et toi ce que tu dis c’est de la merde.” Twitter, c’est quasiment la Gestapo aujourd’hui. On peut y dénoncer ce qu’on veut, pseudonymat. Il n’y a pas de courtoisie sur internet. Et donc pas d’écoute.
Je n’ai donc pas de véritable compte Twitter. En revanche, j’observe ce qui s’y passe de temps en temps. Je possède une sorte de compte secret, mais je n’y fais rien, je ne tweete pas, je ne réponds pas aux messages, etc.
Comment internet a changé votre pratique du journalisme ?
Une bonne pratique du journalisme c’est : Wikipédia, un livre, et du terrain. Ça va faire rire mais j’aime Wikipédia… Wikipédia ordonne ta pensée avant de commencer quoi que ce soit. Ensuite, tu peux aller sur le terrain et chercher dans des livres.
Alors que j’étais au départ un enthousiaste d’internet, ça m’a fait réaliser que lorsque j’avais une idée à avancer, il me suffisait de lever ma tête de l’écran et d’ouvrir un livre. Tu te lèves, tu vas dans ta bibliothèque, tu prends un livre, et en deux secondes tu te rends compte que tu as échappé au gloubi-boulga généralisé. Le côté positif, c’est que beaucoup des journalistes paupérisés qui écrivent dans les usines à clics que sont devenus les grands médias le font encore avec sérieux (New York Times, The Atlantic, Slate, Mediapart…).
Je peux aussi avoir un comportement très obsessionnel. Il y a quelques mois, j’ai fait un documentaire sur les ongleries pour la Nouvelle Edition (une émission de Canal +, ndlr), et j’ai regardé absolument tout ce qui se faisait, du nail art aux trucs les plus extrêmes…
Aujourd’hui, comment vous informez-vous sur internet ?
A différents moments de la journée, j’ouvre une dizaine d’onglets d’un coup. En général le matin, j’ouvre les quotidiens. Dans l’après-midi j’aime bien aller sur les sites anglais et américains. Et un peu plus tard dans la journée, je vais plutôt sur des sites de réflexion.
Vous êtes très ordonné finalement ?
Oui car sinon on est dans le papillonnage, et j’essaie vraiment de discipliner cette consommation.
Vous lisez encore les journaux papier ?
Oui bien sûr. Par exemple, en ce moment j’ai une passion pour Libération, que j’avais délaissé. Je lis aussi beaucoup de magazines.
Quand ce n’est pas pour travailler, comment utilisez-vous internet ?
Je suis aussi DJ, donc je télécharge beaucoup de musiques. Avant je passais mon temps chez les marchands de disques, mais aujourd’hui ils n’existent plus…
Avez-vous besoin de vous déconnecter volontairement parfois, pour éviter l’overdose numérique ?
Oui, car, comme tout le monde, je peux avoir un tempérament addictif. Je n’aime pas ce sentiment d’aller vers quelque chose qui m’écœure un peu mais dont j’ai besoin. Ce qui est le propre de l’addiction. Tu souffres quand tu ne l’as pas, tu es dégouté quand tu l’as, ça t’apporte de moins en moins… Donc effectivement, pour retrouver un peu de plaisir à découvrir des choses, il faut couper pendant quelques jours de temps en temps.
Quelle est votre dernière fascination sur internet ?
J’ai récemment lu cette interview d’une fille obèse qui adore manger, et que des gens paient pour la voir s’empiffrer en direct. Alors ils lui disent : “Tu vas manger quatre bananes, 1 kilo de bœuf bourguignon, etc.” et elle les mange ! On la voit à table en train de dévorer tout ça. Elle raconte au journaliste comment elle est devenue heureuse grâce à internet, car elle vit la vie dont elle a toujours rêvé. Elle est payée pour manger…. Et là tu dis : What the Fuck?
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