Dans son étude érudite sur l’histoire du génie, « Fureur divine », l’historien américain Darrin M. McMahon rappelle comment s’est construite, au fil des siècles, cette catégorie fascinante désignant des êtres en possession d’une puissance rare et spéciale. De Wolfgang Amadeus Mozart à Albert Einstein, de Steve Jobs à Lionel Messi, qui sont ces génies qui nous obsèdent tant ?
Il suffit de lire les journaux, d’écouter la rumeur du monde médiatique : les génies nous entourent, nous encerclent. Certains se cachent même parfois, au point que l’absence de reconnaissance publique de ces génies méconnus tord le cœur de leurs admirateurs. De la musique à la science, du sport à la mode, de la littérature au cinéma, du stand up au business…, nos contemporains déploient sous toutes les coutures et latitudes un goût immodéré du génie, sans qu’on sache très bien ce que recouvre le mot tellement investi qu’il est devenu une coquille vide.
Qu’ont en commun des figures aussi disparates que Jeff Bezos, Leonardo DiCaprio, Tom Ford, Mark Zuckerberg ou Steve Jobs ? L’abusive étiquette de génie (toujours masculin) que les sociétés fascinées par les réussites individuelles leur accolent confusément.
Robert Musil observait déjà au début du XXe siècle dans son roman L’homme sans qualités la bizarrerie d’une époque où l’on se mettait à parler des génies du football et de la boxe. En 1958, Hannah Arendt dénonçait aussi la commercialisation et la vulgarisation du génie, souvent à la frontière de l’idolâtrie.
Or, comme le démontre l’historien américain Darrin M. McMahon dans sa somme érudite Fureur divine, le génie a une histoire et procède d’une longue construction au fil des siècles. Car si le génie est aujourd’hui « consommé par une culture de la célébrité qui fait peu de différence entre un génie de la mode, des affaires ou du football », il ne fut pas toujours aussi omniprésent dans l’espace public ; au contraire, il fut longtemps indexé au motif de la rareté et de l’exceptionnalité. Si tout le monde a désormais droit à ses quinze minutes de génie, l’étude de l’histoire culturelle nous révèle d’autres modèles.
La religion du génie
A cet égard, l’essai précieux de McMahon se présente plus comme le récit « des idées » du génie que comme « une histoire » du génie. Cette approche pluraliste, ancrée dans l’évolution des mentalités, du génie antique au génie romantique, du génie des modernes à la religion du génie, révèle combien le mot fut investi de multiples manières successives, à partir d’une matrice fondatrice : la religiosité profonde associée au génie.
Dès le début du XXe siècle, l’affinité entre le génie et la religiosité avait été identifiée par l’historien Edgar Zilsel (son grand livre Le Génie, écrit en 1926, a été traduit et édité en 1993 aux éditions Minuit). Comme le rappelle McMahon lui-même, Zilsel a compris que la religion du génie s’appuyait sur un certain nombre d’articles de foi qui avaient été élaborés dans toute l’Europe depuis le XVIIIe siècle : la croyance, formulée par les romantiques, que le véritable génie jouait un rôle salvateur. L’œuvre des génies pouvait « permettre à l’humanité de surmonter son état d’aliénation ».
Si Einstein incarne encore aujourd’hui la quintessence du génie moderne (« le génie des génies » clamait le magazine Time en 1999), de nombreuses figures successives n’ont cessé de rappeler combien le génie est resté « l’incarnation extraordinaire du privilège et de la puissance« .
« Si aucune idée unique du génie n’a gardé sa cohérence au fil des siècles, il y a eu des manières cohérentes d’imaginer comment les êtres éminents avaient pu apparaitre et ce qui faisait la grandeur d’un esprit », écrit l’historien.
Deux transformations sociales majeures ont permis l’apparition et l’essor du génie, d’après l’historien américain. Première transformation : le « retrait de Dieu » et le désaveu et le rejet des compagnons spirituels – les anges, les saints, les prophètes – qui avaient longtemps servi aux humains de gardiens et de médiateurs du divin, ont ouvert un nouvel espace mental, dans lequel le génie moderne a été conçu, dès leXVIIIe siècle.
« En prenant la place de leurs ancêtres de l’Antiquité et de la chrétienté, les génies ont rempli certaines de leurs fonctions tout en niant tout lien explicite avec la sphère religieuse ».
« Une aristocratie naturelle »
Les génies, perçus comme des mystères, ont ainsi illustré l’idée que « le désenchantement du monde s’était accompagné dès l’origine d’un réenchantement continuel ». Même s’il n’est pas cité dans le livre, la figure bien nommée de Lionel Messi, attaquant du FC Barcelone, semble un symptôme édifiant de cette construction du génie rattaché à une forme détournée de religiosité.
Seconde transformation : « l’avènement radical de la croyance dans l’égalité des êtres humains« . Le génie, c’est aussi cette histoire de quelques individus, rares, qui s’élèvent au-dessus de la masse et des normes, et constituent « une aristocratie naturelle ».
Sous l’effet de ces deux transformations cumulées, la catégorie de génie s’est imposée et élargie à tous les champs de la création. Etres supérieurs, hommes glorifiés, les génies semblent « en possession d’une puissance rare et spéciale ». Les grands penseurs et les grands écrivains « traduisaient nos pensées intimes en nous tendant un miroir » : un miroir qui nous permettait de comprendre le langage secret de notre âme, pour nous connaître et voir le monde plus clairement que nous ne le pourrions jamais.
« Les génies nous aidaient à comprendre les mystères du moi et du monde », affirme McMahon. Le génie reste opposé à l’esprit d’imitation : il est le témoignage du miracle de la création. A l’image de Wolfgang Amadeus Mozart, symbole achevé du génie, notamment à cause de sa précocité. Ou d’Isaac Newton, génie de la science ; ou de Benjamin Franklin qui « a acquis une réputation de génie en arrachant au sens propre du mot la foudre au ciel ». Ou encore de Napoléon, Goethe, Byron ou Beethoven…
Les génies, répétait Diderot, sont des « sortes de monstres » ; des monstres gentils, certes, mais dont la part d’humanité semble troublée par un don surgi d’un monde opaque, irréel et pourtant ancré dans le réel, puisqu’il en élargit les frontières et les potentialités. Suggérant rapidement, sans s’y attarder, que le génie reste une construction masculine, excluant de son périmètre mental les femmes (qui ne sont que rarement considérées comme des génies, mais au mieux comme des déesses, icônes ou pasionaria), Darrin M. McMahon concède qu’il est aujourd’hui plus difficile que jamais de distinguer les vrais génies des faux.
Mais, si les conditions de production et de reconnaissance publique des génies se sont brouillées dans l’hypermodernité, l’attraction que la figure du génie continue de susciter auprès des foules reste le signe d’un modèle anthropologique infini ; comme le disait le philosophe américain du XIXe siècle Emerson, “nous nous nourrissons du génie, nous en avons simplement besoin pour survivre ».
Jean-Marie Durand
Darrin M.Mc Mahon, Fureur divine, une histoire du génie traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christophe Jaquet, 378 p, 24 €)