Les clips de Daft Punk témoignent dans leur éclectisme des évolutions musicales du duo, de l’euphorie communicative des débuts aux sombres constats émis dans « Human after All ».
Article extrait du hors série des Inrockuptibles consacré à Daft Punk paru en juin 2007.
C’était donc il y a un peu plus de dix ans. Le premier album de Daft Punk est précédé d’un buzz flamboyant, tout d’abord circonscrit aux cercles techno. Puis, avec une rapidité désarmante, le grand public s’approprie le phénomène, et Homework s’écoule finalement à 2,5 millions d’exemplaires de par le monde. Les raisons de ce succès foudroyant sont autant à chercher dans la qualité intrinsèque des titres qui composent l’album que dans les vidéos qui en assurent l’illustration par l’image et permettent de constituer un univers créatif global et cohérent. On n’a ainsi pas fini de mesurer l’onde de choc provoquée par les deux premières vidéos du groupe : Da Funk, réalisée par Spike Jonze, et Around the World, oeuvre de Michel Gondry. Deux vidéos complémentaires, qui reflètent bien le vent de liberté artistique qui balayait ce premier album. Da Funk donc, et cet homme-chien perdu dans les artères nocturnes de New York, à la fois parfaitement intégré dans la cité criarde et complètement paumé devant des rapports humains urbains qui sont autant de rapports de force.
Il ne s’agit pas d’un clip mais bien d’un court-métrage dont la bande-son, formée de douces boucles hypnotiques, s’efface presque devant le scénario. La démarche est exactement inverse dans la vidéo d’Around the World, qui constitue une dissection somptueuse de la chanson elle-même. Guidés par une chorégraphie délirante digne de Busby Berkeley, tous les personnages du clip s’agitent au rythme d’un instrument, depuis les colosses (la basse), jusqu’aux androïdes (le vocoder), en passant par les squelettes (la guitare), les momies (la batterie) et les danseuses (le synthé).
http://www.youtube.com/watch?v=s9MszVE7aR4
Les Daft auraient pu s’arrêter après ces deux vidéo-clips qu’ils auraient tout de même contribué à révolutionner le genre. Cette réussite ne doit rien au hasard, car le duo a imposé d’entrée ses propres règles : il produit lui-même ses clips et choisit le réalisateur qui doit si possible concilier crédibilité et esprit underground – en 1997, Jonze et Gondry n’étaient pas encore considérés comme des références incontournables. Le clippeur est ensuite obligé de respecter plusieurs contraintes : ne pas mettre en scène Daft Punk, faire preuve d’une créativité débridée et tenter d’intégrer une histoire dans un format étriqué. “Notre démarche était de trouver des réalisateurs qui avaient quelque chose à raconter, révélait ainsi Thomas Bangalter au magazine CODA en 1998. Quand tu regardes des clips, la plupart ne racontent rien.”
Les productions suivantes, Burnin’ de Seb Janiak, Revolution 909 de Roman Coppola, ainsi que Fresh, tourné par le groupe lui-même, s’attachent particulièrement à ce souci narratif. On y suit les pérégrinations de personnages guidés par leurs obligations professionnelles, obéissant à un scénario qui multiplie les surprises et les digressions. Ainsi le pompier zélé de Burnin’ se retrouve plongé dans une soirée fréquentée par des maîtres de la house de Chicago (DJ Sneak, Derrick Carter…), tandis que le policier de Revolution 909 laisse échapper une raveuse en raison de l’habilité culinaire de sa mère. Plus étonnant encore, l’homme-chien de Da Funk incarne dans la vidéo de Fresh un acteur en vogue, qui semble désormais presque en phase avec son environnement.
La logique scénaristique de Daft Punk atteint son apogée en 2001 avec le deuxième album, Discovery, dont chaque vidéo est une partie du dessin animé qui sortira deux ans plus tard au cinéma sous le titre Interstella 5555 (The 5tory of the 5ecret 5tar 5ystem). Le résultat final, fruit de la collaboration entre les Daft et l’empereur des mangas Leiji Matsumoto, est un long-métrage d’une richesse fascinante, à l’image de la luxuriance sonique de Discovery.
Mais les extraits présentés au moment de la sortie du disque ont dérouté les fans du duo. Mais d’où sortaient donc ces rock-stars à la peau bleue et au sourire béat ? L’entreprise était d’autant plus délicate que les chaînes rechignaient à diffuser ces clips les uns après les autres, ce qui aurait pourtant fait ressortir la cohérence de l’ensemble.
Cet échec très relatif explique peut-être l’atmosphère crispante qui transpire des réalisations qui accompagnent le troisième opus, le très tourmenté Human after All (2005). Tout se passe comme si les Daft, dans les deux clips qu’ils réalisent pour l’occasion (Robot Rock et Technologic), voulaient casser méthodiquement leur réputation de groupe à l’univers visuel imaginatif et ludique. Pour le premier extrait, Robot Rock, Thomas Bangalter et Guy- Manuel de Homem-Christo apparaissent sous leur forme androïde dans une parodie malade des White Stripes et de Led Zeppelin (la guitare à deux manches) et, plus généralement, de tous les clips à paillettes.“La boule disco plein cadre, sans la pop-star en dessous” explique ironiquement la note qui accompagne les clips dans la compilation Musique Vol. I 1993-2005.
http://www.dailymotion.com/video/xct4fr_daft-punk-robot-rock_music#.UY_KiLXwmPM
Dans Technologic, le duo est à nouveau prisonnier d’une ambiance glauque, au milieu de jeunes robots-aliens et autres poupées Chucky.
http://www.youtube.com/watch?v=UoPplpBPQxQ
La dernière production visuelle en date du groupe, Prime Time of Your Life, tournée par Tony Gardner, un spécialiste en effets spéciaux qui est aussi le designer de leurs casques de robots, conserve cette noirceur tout en renouant avec la veine narrative du premier album, évoquant le cauchemar vécu par une jeune fille souffrant de schizophrénie aiguë. Certaines chaînes refuseront d’ailleurs de le diffuser de peur de heurter la sensibilité de leurs téléspectateurs. Cette ultime réalisation met toutefois en évidence à quel point cette douzaine de clips si différents est parcourue par quelques constantes: la mise en scène de l’incommunicabilité, le recours à la dérision, la dénonciation du star-system et plus généralement d’une société de consommation hantée par des mécanismes d’aliénation.
Mis bout à bout, ces petits films illustrent surtout les trois temps de la carrière des Daft : un rapport d’abord très physique à la musique (les danses cadencées d’Around the World), puis une ode aux sentiments (la nostalgie affichée des dessins animés accompagnant Discovery) et enfin une plongée dans la psyché tourmentée de nos contemporains (l’angoisse existentielle prégnante dans les dernières vidéos). Certains fans bougons regretteront sans doute encore longtemps la folie créative des premiers clips, les autres sauront s’incliner devant le perpétuel désir de renouvellement de Daft Punk. Un groupe qui n’a jamais revendiqué la perfection, préférant toujours prendre le risque de décevoir plutôt que de répéter une recette qui a déjà fait ses preuves.